Détruire et conserver la nature dans les empires européens d’Afrique

La conquête européenne de l’Afrique pèse sur l’environnement d’au moins deux façons : qui dit colonisation dit prédation et protection. Capitalisme et écologisme vont en effet main dans la main, de la fin du xixe siècle aux indépendances des années 1960. C’est dans ce double contexte que naissent les réserves de chasse puis les parcs nationaux africains : les Européens mettent la nature sous cloche pour construire l’État colonial ; la science coloniale développe une série de récits environnementaux décliniste ; une série de produits culturels diffuse la représentation d’une Afrique idéalement vierge et sauvage mais malheureusement surpeuplée et dégradée. Et plus les Européens exploitent la nature, plus ils entendent, aussi, la mettre en parc.

1. Trafic d’ivoire, Afrique de l’Est (c. 1900). Courtesy of Pratt-Read Corporation Records.
1. Trafic d’ivoire, Afrique de l’Est (c. 1900). Courtesy of Pratt-Read Corporation Records. Source : National Museum of American History.
2. Theodore Roosevelt, Afrique de l’Est (1909).
2. Theodore Roosevelt, Afrique de l’Est (1909). Source : Roosevelt Papers, Smithsonian Institute Archives.
3. Romain Gary, Les racines du ciel, Paris, Gallimard, 1956.
3. Romain Gary, Les racines du ciel, Paris, Gallimard, 1956.
Sommaire

Fin xixe siècle, les Européens qui partent pour l’Afrique laissent derrière eux des paysages transformés par l’industrialisation et l’urbanisation. Certains sont explorateurs ou journalistes, comme Stanley et Livingstone, d’autres sont chasseurs, comme Churchill, beaucoup sont colons. Et tous sont persuadés de retrouver, là-bas, la nature perdue chez eux : l’Afrique devient alors un continent-refuge, vierge, naturel et sauvage. Seulement, les Européens sont aussi convaincus que cet Éden risque de disparaître sous le coup des dégâts que lui infligent des habitants primitifs et trop nombreux. 

Le choc écologique de la colonisation

Plusieurs phénomènes confortent cette vision d’un paradis aussitôt trouvé, aussitôt perdu. Il y a, d’abord, les catastrophes biopolitiques. Entre 1888 et 1892, les bovins que les Européens importent d’Inde en Afrique de l’Est sont touchés par la peste : les troupeaux s’effondrent, les agriculteurs et les bergers fuient leurs terres, et la savane s’étend. Aussi, quand les Européens découvrent ces paysages désertés, ce qu’ils imaginaient de l’Afrique se confirme : le continent est tout à fait naturel.

Ensuite, il y a la chasse. Le commerce d’ivoire se mondialise au point que, à la fin du xixe siècle, les chasseurs européens soutenus par des intermédiaires africains abattent jusqu’à 65 000 éléphants par an. Le chemin de fer se construit et, pour nourrir les ouvriers qui posent le rail, la chasse s’intensifie. Les naturalistes viennent aussi accroître la prédation, un ornithologue pouvant en un mois envoyer 60 zèbres au Muséum d’histoire naturelle de Berlin. Quant à l’élite coloniale, elle se délecte des chasses sportives durant lesquelles elle peut exprimer sa capacité à dominer la nature et ceux qui l’occupent.

Il y a enfin la mise en culture des terres, et la déforestation qui l’accompagne. Entre 1850 et 1920, en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud-Est, 94 millions d’hectares de forêts sont rasés, soit quatre à cinq fois plus qu’au siècle précédent. Mais comme pour la chasse et la disparition de la grande faune qui s’ensuit, les Européens ne réalisent pas qu’ils sont la cause des bouleversements écologiques auxquels ils assistent. Au contraire, ils blâment les Africains.

Sciences coloniales et mythes environnementaux

C’est dans ce contexte que naît le mythe des forêts « primaires ». Au début du xxe siècle, les botanistes français étudient le milieu rural d’Afrique de l’Ouest : des villages entourés d’une fine ceinture forestière et, entre ces villages, de la savane. Persuadés qu’il existait autrefois, à la place de cette savane, une forêt dense et étendue, les naturalistes voient alors dans ces ceintures forestières la preuve des dégâts causés par les Africains : d’abord, la forêt vierge ; ensuite, l’homme qui la défriche ; enfin, des villages entourés des quelques arbres qui ont survécu. Ce mythe se répand partout. Seulement, les botanistes lisent l’histoire à l’envers. Dans les milieux semi-arides, les ceintures forestières ont généralement été créées par les hommes : d’abord, une terre plutôt dénudée ; ensuite, de l’agriculture pour fertiliser les sols et créer des arbustes ; enfin, des incendies de savane pour se doter d’un couvert forestier jamais abondant mais rarement épuisé. Contrairement à ce qu’affirment les scientifiques venus d’Europe, dans la plupart des écologies d’Afrique, les ruraux n’ont pas détruit leur milieu. Ils s’y sont adaptés en créant les forêts grâce auxquelles ils acquièrent du bois de chauffe et de construction.

Une erreur relativement similaire est à l’origine du récit de la désertification. Dans le désert, la plupart des plantes sont adaptées au feu et au pâturage. Certaines en sont d’ailleurs dépendantes : elles mourraient si elles n’étaient pas régulièrement brûlées ou pâturées. Les sols s’épuisent bel et bien durant la colonisation ; au Maghreb, en réduisant les périodes de jachère, l’agriculture intensive a, d’une part, réduit les périodes de jachère et limité la reconstitution des sols, d’autre part, desséché les pâturages jusqu’ici saisonniers. Mais comme pour la forêt, la réaction des administrations coloniales consiste à priver les agriculteurs et les bergers « indigènes » de leurs droits d’usage.

Mettre l’Afrique en parc

La contradiction est criante dans les réserves de chasse. Avec l’insertion de l’Afrique dans un trafic mondial de faune, les populations animales s’effondrent. Et en réponse, les Britanniques et les Allemands créent des réserves dans leurs colonies d’Afrique orientale où désormais, un arsenal législatif distingue le bon « chasseur » du mauvais « braconnier » : les élites blanches qui chassent le trophée avec bravoure, et au fusil ; et les Africains qui tuent l’animal avec cruauté, au filet, à l’arc et à la lance. Puis le modèle s’étend à toute l’Afrique. Après 1900, sous l’égide de la Grande-Bretagne, l’Allemagne, l’Espagne, la Belgique, la France et le Portugal définissent une politique commune dans leurs nouvelles réserves. Les Blancs peuvent continuer d’y chasser, et les Africains en sont sinon expulsés, au moins privés du droit d’exploiter la terre.

Trente ans plus tard, cette passion pour la chasse vaut aux conservationnistes qui œuvrent en Afrique le surnom de « bouchers repentis ». Ils ont passé leur jeunesse à tuer les plus grandes espèces de faune existantes et, à leurs yeux, les réserves doivent désormais devenir des sanctuaires dédiés à la vie animale. Ainsi sont-elles converties en parcs nationaux par les administrations coloniales et les réseaux de conservationnistes qui gravitent autour de celles-ci.

Il faut sauver l’Éden africain

L’ère des parcs commence, et l’image d’une nature africaine vierge et sauvage la soutient. En 1936, avec Les Neiges du Kilimandjaro, Hemingway transporte les lecteurs occidentaux vers une Afrique féérique et, en 1937, avec Out Africa, Karen Blixen sublime, au Kenya, la vie d’« un être qui a quitté un monde assourdissant et inquiet pour une terre paisible ». Viendront, ensuite, Les Racines du ciel de Romain Gary ou le manga du Japonais Osamu Tezuka, créateur du Roi Léo.

Les Européens fantasment d’autant plus cette nature africaine qu’ils l’épuisent toujours davantage. Depuis la Grande Dépression, pour faire face à la chute des prix agricoles, les colons agrandissent leurs exploitations. Et pour ravitailler l’Europe, les États coloniaux ponctionnent en Afrique les matières premières qui manquent en métropole. Les sols s’appauvrissent, et les forestiers, agronomes et écologues poursuivent l’écriture d’un grand récit décliniste, déconnecté des écologies locales : le « désert africain », la « destruction de la faune », le « ravage des forêts » sont autant de maux qui toucheraient partout et de la même manière tout le continent, et que causeraient, non pas l’exploitation coloniale de l’Afrique, mais les Africains eux-mêmes.

Pour ces derniers, les parcs deviennent alors de véritables forteresses de la conservation. Lorsque les populations n’en sont pas expulsées, l’agriculture, le pastoralisme et l’habitation y sont de plus en plus punis par la loi. Protéger la nature africaine, c’est d’abord la déshumaniser. Et le processus s’accélère après la Seconde Guerre mondiale. Depuis, la criminalisation des agro-pasteurs est légitimée par la rationalité du discours « développementaliste ». Quant à la coercition en parc national, elle est soutenue par les nouvelles institutions internationales de la conservation, où les administrateurs coloniaux se reconvertissent en « experts internationaux ».

Citer cet article

Guillaume Blanc , « Détruire et conserver la nature dans les empires européens d’Afrique », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 23/06/21 , consulté le 23/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21606

Bibliographie

Adams, Jonathan, Mcshane, Thomas, The Myth of Wild Africa. Conservation without Illusions, Berkeley, University of California Press, 1996.

Blanc, Guillaume, L’invention du colonialisme vert. Pour en finir avec le mythe de l’Éden africain, Paris, Flammarion, 2020.

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Pouillard, Violette, Histoire des zoos par les animaux. Contrôle, impérialisme, conservation, Seyssel, Champ Vallon, 2019.

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