"Autophobie" et anti-automobilisme : contestations motorisées dans les espaces ruraux européens (fin xixe-1950s)

L’irruption des véhicules à moteur et de leurs pratiques – soit l’automobilisme – suscite autant d’envie que de désamour dans les espaces ruraux dès le tournant du xxe siècle – c’est tout aussi valable pour l’espace urbain, mais ce n’est pas l’objet de cet article. Il s’agit d’un phénomène européen et plus largement mondial. La nouveauté – motorisée – interroge, importune, effraie par son bruit, sa vitesse notamment. Ces réactions ne sont pas propres à la motorisation, la bicyclette auparavant et le train ont aussi été la cible de réactions hostiles dès leur apparition. Un siècle plus tard, on retrouve une opposition aux véhicules à moteur, mais les facteurs qui l’expliquent ont grandement varié.

Ill. 1. Supplément illustré du Petit Journal (supplément du dimanche), 1er décembre 1901, p. 384.
Ill. 1. Supplément illustré du Petit Journal (supplément du dimanche), 1er décembre 1901, p. 384. Source : BnF/Gallica.
Ill. 2. Panneau d’interdiction des véhicules à moteur. Finlande (1937-1957). Source
Ill. 2. Panneau d’interdiction des véhicules à moteur. Finlande (1937-1957). Source : Wikimedia Commons.
Sommaire

Au tournant du xixe et xxe siècle, les véhicules à moteur, avec l’automobile en tête, se fraient un passage dans les sociétés européennes. Cette irruption séduit tout autant qu’elle déstabilise les sociétés rurales. Plusieurs groupes et individus qui en sont issus s’érigent ainsi contre les véhicules motorisés.

Les sociétés rurales face à la motorisation

À la fin du xixe siècle, la nouveauté « auto-mobile » suscite des réactions négatives. En premier lieu, par leur caractère nouveau pour les conducteurs comme pour les populations spectatrices, les véhicules à moteur mettent en danger les humains et les non-humains. Plusieurs accidents, mortels ou non, touchent les populations rurales – femmes, enfants notamment –, leurs animaux (chevaux, animaux de la basse-cour), tandis que les poussières répandues aux abords de la route contaminent les récoltes et les maisons.

L’animosité envers les véhicules à moteur, et particulièrement l’automobile, se traduit parfois par des manifestations violentes envers les conducteurs. Des enfants jettent des pierres et des hommes tendent des pièges en déposant des tessons de verre pour crever les pneus des véhicules, tirent des coups de fusil ou encore érigent un câble en travers de la route destiné à gêner le conducteur sur son parcours. Certains conducteurs ont même été lynchés ou décapités, en Autriche notamment, durant la décennie 1910. On trouve ces phénomènes dans la plupart des pays européens comme en France, en Allemagne ou encore en Belgique. Ces gestes trouvent leur source dans l’impuissance des populations à obtenir justice et illustrent un conflit social visant un objet rare et cher qui n’est accessible, dans un premier temps, qu’à une élite majoritairement urbaine. De manière moins violente et plus silencieuse dans les sources, les batteuses, les moissonneuses mécaniques et les premiers tracteurs motorisés font l’objet de scepticisme et de désintérêt face au cheval et aux outils manuels agricoles.

Le premier essor quantitatif des véhicules à moteur, postérieur à la Première Guerre mondiale, transforme les formes de la critique. La mise en cause des accidents persiste mais, plus largement, la contestation anti-automobiliste concerne désormais les écosystèmes de transport concurrencés par les nouveaux modes de transport. C’est le cas pour le vélo ou encore pour l’économie chevaline dont les métiers qui sous-tendent celle-ci – bourreliers, selliers, maréchaux-ferrants – se trouvent menacés. Les véhicules à moteur comme l’autocar et le poids lourd sont par ailleurs critiqués, car ils endommagent les routes et rendent la circulation difficile. Cette (re)négociation de l’espace public est la source de tensions entre ruraux et automobilistes, par exemple dans les années 1920-1930 au Portugal et en Italie. Ces débats trouvent leur chemin jusque dans les enceintes gouvernementales qui légifèrent pour ou contre l’automobile en Allemagne, en Suisse ou encore en France. Progressivement, les débats autour de la place des transports sur les chaussées sont tranchés en faveur des véhicules à moteur qui écartent les autres formes de mobilité (vélo, cheval, marcheur) du centre vers l’accotement de la chaussée. La route, lieu public d’animation sociale, culturelle et économique est rendue parfois dangereuse par le passage des véhicules automobiles à toute vitesse. Le rythme du monde rural s’en trouve bouleversé : là où les transformations du chemin de fer n’étaient que ponctuelles, avec l’automobilisme, les véhicules sillonnent plus profondément le territoire causant, pour certains, effroi, accidents et nuisances.

Réguler le système automobile

Plusieurs instances tentent de réguler les véhicules à moteur qu’elles trouvent néfastes pour la société : les médias, les politiques et les structures religieuses.

Les interactions malencontreuses entre société rurale et véhicules à moteur sont ainsi largement relayées par la presse française durant la Belle Époque notamment au point qu’il est possible de parler de sur-représentation et diabolisation de l’automobile par certains organes de presse. Les journaux (humoristiques), les magazines, les revues de caricature se font l’écho de l’autophobie et de l’anti-automobilisme. En France, on peut citer la revue L’Assiette au beurre, Punch Magazine en Angleterre ou bien Der Wahre Jakob : illustrierte Zeitschrift für Satire, Humor und Unterhaltung en Allemagne. Certains journalistes, écrivains, dessinateurs illustrent le phénomène à coup de grands traits afin de plaire à leurs lecteurs (ill. 1). Voici un exemple d’entrefilets témoignant de l’autophobie ambiante :

« Dimanche soir, vers 8 heures ½, un entrepreneur spinalien revenait en automobile de Gérardmer, avec deux personnes.

Près de la gare de Docelles-Cheniménil, des pierres ont été lancées sur l’automobile par un jeune homme de Docelles, nommé H…

Fort heureusement, personne n’a été atteint. Une des pierres a détérioré la carrosserie de l’auto.

Espérant donner une leçon au jeune H…, le propriétaire de la voiture a obligé ses parents à verser la minime somme de 10 fr. pour les pauvres de la commune de Docelles.

Il n’a rien exigé pour les dégâts matériels que lui a causés l’acte stupide de cet autophobe. »

Mémorial des Vosges : journal républicain, progressiste, quotidien, 31 août 1911, p. 2.

Même si l’automobile est en première position lorsqu’il s’agit de la contester, les poids lourds et les autres véhicules motorisés sont aussi la cible de critiques quant à l’accidentologie, la vitesse, les pollutions, notamment les fumées.  En réaction, durant les années 1920-1930, les constructeurs automobiles, dans une optique de démocratisation des transports motorisés, développent un marketing publicitaire qui relègue lentement les caricatures anti-automobilistes au statut d’anecdotes.

Les ruraux ne sont pas les seuls à réagir à l’essor des véhicules à moteur. Certains élus du monde rural, un peu partout en Europe – France, Angleterre, Suisse –, prennent des arrêtés pour limiter la vitesse des véhicules à moteur, les forçant à aller à l’allure du vélocipédiste ou du piéton, rendant la motorisation peu pertinente (ill. 2). On emploie l’expression de « maires autophobes » ou « municipalités autophobes » en France. En Suisse, à la suite d’un accident avec un transport équestre en 1901, la circulation automobile est interdite dans le canton d’Uri jusqu’en 1917. Entre 1900 et 1925, le canton des Grisons, par référendum populaire, est inaccessible à la motorisation pour éviter tout accident. Ces décisions s’inscrivent aussi dans une volonté de protéger l’économie de transport existante et plus particulièrement le recours au cheval.

Enfin, les autorités religieuses insistent sur la mise en danger de la dévotion du fait de l’essor des véhicules motorisés. La possession d’un véhicule motorisé faciliterait les loisirs et les activités récréatives au détriment des pratiques religieuses. Les clercs n’hésitent donc pas, dans leur prêche, à avertir, voire menacer, ces croyants qui s’éloignent du chemin divin. Dans certains cantons suisses (les Grisons), la circulation automobile est interdite le dimanche, jour saint et jour de repos, entre 13 h et 18 h 30 environ. Dès les années 1910-1920, les véhicules à moteur entrent dans le giron religieux par l’intermédiaire des bénédictions, par leur appropriation par les clercs qui leur permettent de se déplacer plus aisément pour administrer les sacrements et la démocratisation des transports qui permet aux croyants de rejoindre les centres religieux, notamment par autocars.

L’autophobie et l’anti-automobilisme s’atténuent et disparaissent après la Seconde Guerre mondiale en Europe. La démocratisation de la possession motorisée et l’essor d’une politique de voirie conduisent les sociétés rurales à adopter l’automobile, le poids lourd, le tracteur, l’autocar, le tracteur ou la motocyclette. Contrairement aux espaces urbains européens qui voient monter la contestation anti-automobiles dès les années 1960, les mondes ruraux ne semblent pas connaître ce phénomène, comme l’illustre, en France, l’épisode des Gilets jaunes dès 2018 qui souligne le caractère indispensable des véhicules à moteur pour les déplacements des individus ruraux.

Citer cet article

Étienne Faugier , « "Autophobie" et anti-automobilisme : contestations motorisées dans les espaces ruraux européens (fin xixe-1950s) », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 08/01/23 , consulté le 06/10/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/22035

Bibliographie

Flonneau, Mathieu (dir.), Les cartes du désamour : généalogies de l'anti-automobilisme, Paris, Descartes et Cie, 2010.

Fraunholz, Uwe, Motorphobia : Anti-automobiler Protest in Kaiserreich und Weimarer Republik, Vandenhoeck & Ruprecht in Göttingen, Zugl. Berlin, Freie Universität, Diss., 2000.

O’Connell, Sean, The Car and British Society : Class, Gender and Motoring, 1896-1939, Manchester, Manchester University Press, 1998.

Paolini, Federico, « Automobili e ambiente : verso una storia ambientale della mobilità? », I Frutti Di Demetra, 2009, https://hdl.handle.net/11591/163410.

Weber, Donald, De blijde intrede van de automobiel in België 1895-1940, Gand, Academia Press, 2010.

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