Fos/étang de Berre : 200 ans d’histoire industrielle et environnementale

Depuis plus de deux siècles, les rivages de Fos-sur-Mer et de l’étang de Berre sont confrontés aux effets socio-économiques et environnementaux de lindustrie lourde, durée sans équivalent dans lensemble du bassin méditerranéen. Depuis plus de deux siècles également, les habitants de cet espace longtemps voué à lagropastoralisme, à lexploitation du sel, à la pêche et aux pratiques balnéaires sinquiètent et sopposent plus ou moins régulièrement, ouvertement et violemment aux diverses nuisances liées à la présence usinière dans le cadre dun rapport de force inégal, et rarement victorieux, impliquant riverains, industriels, pouvoirs publics et experts. Retour sur trois séquences qui ont dessiné la trajectoire économico-environnementale de ce territoire singulier situé entre terre et mer.

Usine métallurgique Boyer, Guez et Cie dans le chenal de Caronte à l'entrée de l’étang de Berre en 1847. Archives communales de Martigues.
Usine métallurgique Boyer, Guez et Cie dans le chenal de Caronte à l'entrée de l’étang de Berre en 1847. Archives communales de Martigues.
L’industrialisation du chenal de Caronte, 1928. Archives de la chambre de commerce et d’industrie Aix-Marseille Provence, MJ/6631/1.
L’industrialisation du chenal de Caronte, 1928. Archives de la chambre de commerce et d’industrie Aix-Marseille Provence, MJ/6631/1.
Installations pétrolières autour de l’étang de Berre vers 1968. Archives de la chambre de commerce et d’industrie Aix-Marseille Provence, L19/62/144. – Raffineries : ESSO, BP, Compagnie française de raffinage (CFR), Compagnie de raffinage Shell-Berre (CRSB)  – Usines pétrochimiques : Naphtachimie, Compagnie française des produits chimiques Shell (CFPCS), Cabot, Cochimé – Usine gazière : Société pour l’utilisation rationnelle des gaz (URG) – Dépôt pétrolier : Société du pipeline sud-européen (SPLSE)
Installations pétrolières autour de l’étang de Berre vers 1968. Archives de la chambre de commerce et d’industrie Aix-Marseille Provence, L19/62/144.
– Raffineries : ESSO, BP, Compagnie française de raffinage (CFR), Compagnie de raffinage Shell-Berre (CRSB)
– Usines pétrochimiques : Naphtachimie, Compagnie française des produits chimiques Shell (CFPCS), Cabot, Cochimé
– Usine gazière : Société pour l’utilisation rationnelle des gaz (URG)
– Dépôt pétrolier : Société du pipeline sud-européen (SPLSE)
 « Le monstre de Fos », couverture du numéro spécial de Survivre et vivre, juin 1972. Archives du centre de recherches sociales anti-autoritaires.
« Le monstre de Fos », couverture du numéro spécial de Survivre et vivre, juin 1972. Archives du centre de recherches sociales anti-autoritaires.
Sommaire

Premières implantations, premiers conflits

La dimension industrielle des rives de Fos/étang de Berre apparaît au début du xixe siècle autour de la production soudière. Pénalisés par la raréfaction des importations de soude végétale indispensables à la fabrication du savon de Marseille – pénurie liée à la guerre franco-espagnole de 1808, puis à la politique protectionniste et industrialiste de Napoléon 1er et des régimes suivants –, plusieurs entrepreneurs se lancent dans lindustrialisation du procédé Leblanc. Plus dune vingtaine de soudières sont ainsi construites entre 1809 et 1811, auxquelles s’ajoutent bientôt des entreprises spécialisées dans la métallurgie des non-ferreux – cuivre (1845) et plomb (1849). Partout où elles simplantent, ces usines provoquent des craintes : les riverains parlent à leur sujet de « volcans artificiels au milieu des champs » qui « vomissent la mort ». La peur conduit parfois à des contestations. Des paysans et/ou propriétaires menacent, manifestent, pétitionnent ou déposent des plaintes devant les tribunaux civils qui leur octroient des indemnités plus ou moins importantes au nom des dommages matériels subis, des altérations de jouissance ou d’une moins-value locative et vénale de leur propriété. Lexaspération et le sentiment dabandon provoquent aussi des émeutes populaires, comme dans le village de Saint-Mitre où les crises de surmortalité sont imputées à lusine de soude voisine de Plan dAren. Entre 1828 et 1845, les villageois se révoltent à plusieurs reprises contre cet établissement industriel en dansant des farandoles sur lair de la Carmagnole, en jetant des pierres contre les gendarmes venus arrêter les meneurs et en appelant au rétablissement de la République.

Quel que soit le moyen de protestation employé, les opposants aux usines développent une argumentation où lon retrouve peu ou prou le même type de préoccupations. Les fumées sont tout dabord soupçonnées daffecter la santé des ouvriers travaillant dans ou à proximité des usines et celle des riverains. Pétitions, mémoires et articles de presse insistent aussi avec force sur la détérioration des ressources : les champs, les oliviers, les amandiers et les arbres fruitiers sont brûlés ou ne donnent plus autant de fruits qu'autrefois ; les troupeaux ne se reproduisent plus et dépérissent ; les pêcheurs des environs sinquiètent de limpact des fumées sur la flore et la faune aquatiques, ainsi que sur les gréements de leurs bateaux. Au-delà de la raréfaction des ressources et de la baisse des revenus tirés de lagriculture ou de la pêche, les opposants aux usines protestent aussi contre la diminution de la valeur locative et vénale de leur propriété, ce qui témoigne de la prépondérance des considérations économiques au sein de la contestation environnementale.

Le prix environnemental de la deuxième industrialisation

La quête du rendement, qui caractérise les années 1880-1930, pousse les entrepreneurs à privilégier des aménagements industriels plus étendus et à accroître la rationalisation des opérations dimport-export. Lembouchure de l’étang de Berre, où de vastes terre-pleins sont disponibles au confluent de la mer, de laxe rhodanien et de voies ferrées, apparaît particulièrement avantageuse aux yeux des contemporains. Annexée au port de Marseille après la loi de 1919, la zone accueille diverses usines bord à quai dans le secteur de lhuilerie-savonnerie, de la chimie minérale, du traitement des minerais, des ciments ou encore des constructions navales. Mais cest dans le domaine du pétrole, branche phare de la deuxième industrialisation, que les implantations sont les plus remarquables. Si les premières productions pétrolières (huiles, goudrons) résultent dun procédé d’épuration à lacide sulfurique dans le sillage des anciennes soudières berroises, les années 1920-1930 inaugurent de nouvelles techniques de raffinage telles que la distillation et le cracking. Lexploitation des gisements irakiens au lendemain des accords de San Remo (1920) conjuguée à une législation française protectionniste (1928), conditionnent limplantation de trois raffineries autour de l’étang entre 1931 et 1934.

Cette orientation économique, fondée sur le transport et la transformation de grandes quantités dhydrocarbures, accroît la pression du fait industriel sur la santé et lenvironnement. Les écosystèmes marins sont particulièrement touchés : les rejets deffluents insuffisamment épurés en provenance des raffineries et les déversements deaux de ballast souillées de mazout par les chalands pétroliers sajoutent aux nombreux accidents (échouages, fuites, incendies) qui entraînent des pics de pollution aussi visibles que nuisibles pour la survie de certaines activités traditionnelles. Tandis que plusieurs salins sont détruits par linstallation même dusines sur le littoral, les pêcheurs voient leur profession menacée par la dégradation des ressources halieutiques et la contamination des poissons qui deviennent impropres à la consommation. La colère manifestée à loccasion de mouvements de grève, les revendications exprimées auprès des pouvoirs publics, des raffineurs et de la chambre de commerce en vue dune indemnisation financière, sont – comme dans la première moitié du xixe siècle – systématiquement stigmatisées et délégitimées au nom dun modernisme industriel présenté comme étant source de croissance et demplois.

Les « Trente Glorieuses », un monstre de pollutions ?

La position des autorités portuaires évolue dans les années 1950 sous leffet du développement accru du secteur pétrolier et de la création de bassins spécialisés dans les trafics dhydrocarbures à Lavéra, au débouché de l’étang de Berre. Du point de vue de la chambre de commerce de Marseille qui a investi massivement dans ces opérations pour assurer la reconstruction économique de laprès-guerre, la multiplication des doléances, abondamment relayées par la presse, menacent limage de marque du port. La résolution du conflit environnemental devient dès lors une nécessité : en 1957, de longues négociations aboutissent à la loi dinterdiction de la pêche dans l’étang de Berre, assortie dune indemnité compensatoire de 450 millions de francs versée aux pêcheurs. Mais les contestations ne se tarissent pas pour autant. Elles prennent même une nouvelle dimension sur fond dindustrialisation à marche forcée du territoire qui engendre de lourdes conséquences environnementales et sanitaires, en se superposant aux stigmates plus anciens laissés sur le milieu naturel.

À partir de 1968 débute à Fos-sur-Mer – troisième site du port de Marseille – la construction de postes daccostage en eaux profondes, envisagés comme la portée dentrée européenne des cargaisons de supertankers ou de minéraliers géants. Une zone industrielle (ZIP) pétro-sidérurgique y est aménagée, sur le modèle des pôles de croissance de François Perroux, matrice théorique du productivisme des « Trente Glorieuses ». Ces installations sont autant de cibles privilégiées pour une écologie politique en pleine structuration qui promeut un chemin de croissance alternatif au cœur des années 1970. Symbole de la démesure du « tout pétrole » et de la rhétorique prométhéenne qui y est associée, la ZIP de Fos est qualifiée de « pari tragique » par le collectif « Survivre et vivre », cofondé par le mathématicien Alexandre Grothendieck.

Pourtant, les décideurs ne sont pas restés passifs face à cette situation et ont tenté de mettre en œuvre une politique de conciliation des enjeux écologiques et des impératifs économiques. En témoignent lacquisition d’équipements anti-pollution, linstallation dun réseau de surveillance ou encore les missions assignées au Secrétariat permanent pour les problèmes de pollution industrielle (SPPPI) créé en 1971. Véritable laboratoire en matière de gestion environnementale qui a servi, par la suite, de référence à l’échelle nationale, lorganisme a défini et imposé des normes aux industriels pour les inciter à investir dans des unités de traitement des rejets.

Observatoire original des relations qui se nouent sur la longue durée entre phases de développement économique et enjeux écologiques, lexemple de Fos/étang de Berre illustre les permanences/mutations des stratégies dacteurs, des formes de mobilisations riveraines et des logiques qui sous-tendent la gestion des conflits environnementaux en contexte littoral.

Citer cet article

Fabien Bartolotti , Xavier Daumalin , « Fos/étang de Berre : 200 ans d’histoire industrielle et environnementale », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 28/04/21 , consulté le 14/12/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21550

Bibliographie

Bartolotti, Fabien, « Les autorités portuaires face aux pollutions pétrolières dans l’étang de Berre et le golfe de Fos (1945-1979) », Rives méditerranéennes, n° 61, 2021, p. 43-64.

Daumalin, Xavier, « Quand lindustrialisme tue. Laffaire du Pourra (1812-1846) », Revue d'histoire du xixe siècle, n° 61, 2020, p. 239-256.

Gebeil, Sophie (dir.), Maury, Agnès (réal.), Fos/étang de Berre, 200 ans d’histoire industrielle et environnementale, webdocumentaire produit par l’UMR 7303 TELEMMe, 2020, URL : https://fos200ans.fr.

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