Premières implantations, premiers conflits
La dimension industrielle des rives de Fos/étang de Berre apparaît au début du xixe siècle autour de la production soudière. Pénalisés par la raréfaction des importations de soude végétale indispensables à la fabrication du savon de Marseille – pénurie liée à la guerre franco-espagnole de 1808, puis à la politique protectionniste et industrialiste de Napoléon 1er et des régimes suivants –, plusieurs entrepreneurs se lancent dans l’industrialisation du procédé Leblanc. Plus d’une vingtaine de soudières sont ainsi construites entre 1809 et 1811, auxquelles s’ajoutent bientôt des entreprises spécialisées dans la métallurgie des non-ferreux – cuivre (1845) et plomb (1849). Partout où elles s’implantent, ces usines provoquent des craintes : les riverains parlent à leur sujet de « volcans artificiels au milieu des champs » qui « vomissent la mort ». La peur conduit parfois à des contestations. Des paysans et/ou propriétaires menacent, manifestent, pétitionnent ou déposent des plaintes devant les tribunaux civils qui leur octroient des indemnités plus ou moins importantes au nom des dommages matériels subis, des altérations de jouissance ou d’une moins-value locative et vénale de leur propriété. L’exaspération et le sentiment d’abandon provoquent aussi des émeutes populaires, comme dans le village de Saint-Mitre où les crises de surmortalité sont imputées à l’usine de soude voisine de Plan d’Aren. Entre 1828 et 1845, les villageois se révoltent à plusieurs reprises contre cet établissement industriel en dansant des farandoles sur l’air de la Carmagnole, en jetant des pierres contre les gendarmes venus arrêter les meneurs et en appelant au rétablissement de la République.
Quel que soit le moyen de protestation employé, les opposants aux usines développent une argumentation où l’on retrouve peu ou prou le même type de préoccupations. Les fumées sont tout d’abord soupçonnées d’affecter la santé des ouvriers travaillant dans ou à proximité des usines et celle des riverains. Pétitions, mémoires et articles de presse insistent aussi avec force sur la détérioration des ressources : les champs, les oliviers, les amandiers et les arbres fruitiers sont brûlés ou ne donnent plus autant de fruits qu'autrefois ; les troupeaux ne se reproduisent plus et dépérissent ; les pêcheurs des environs s’inquiètent de l’impact des fumées sur la flore et la faune aquatiques, ainsi que sur les gréements de leurs bateaux. Au-delà de la raréfaction des ressources et de la baisse des revenus tirés de l’agriculture ou de la pêche, les opposants aux usines protestent aussi contre la diminution de la valeur locative et vénale de leur propriété, ce qui témoigne de la prépondérance des considérations économiques au sein de la contestation environnementale.
Le prix environnemental de la deuxième industrialisation
La quête du rendement, qui caractérise les années 1880-1930, pousse les entrepreneurs à privilégier des aménagements industriels plus étendus et à accroître la rationalisation des opérations d’import-export. L’embouchure de l’étang de Berre, où de vastes terre-pleins sont disponibles au confluent de la mer, de l’axe rhodanien et de voies ferrées, apparaît particulièrement avantageuse aux yeux des contemporains. Annexée au port de Marseille après la loi de 1919, la zone accueille diverses usines bord à quai dans le secteur de l’huilerie-savonnerie, de la chimie minérale, du traitement des minerais, des ciments ou encore des constructions navales. Mais c’est dans le domaine du pétrole, branche phare de la deuxième industrialisation, que les implantations sont les plus remarquables. Si les premières productions pétrolières (huiles, goudrons) résultent d’un procédé d’épuration à l’acide sulfurique dans le sillage des anciennes soudières berroises, les années 1920-1930 inaugurent de nouvelles techniques de raffinage telles que la distillation et le cracking. L’exploitation des gisements irakiens au lendemain des accords de San Remo (1920) conjuguée à une législation française protectionniste (1928), conditionnent l’implantation de trois raffineries autour de l’étang entre 1931 et 1934.
Cette orientation économique, fondée sur le transport et la transformation de grandes quantités d’hydrocarbures, accroît la pression du fait industriel sur la santé et l’environnement. Les écosystèmes marins sont particulièrement touchés : les rejets d’effluents insuffisamment épurés en provenance des raffineries et les déversements d’eaux de ballast souillées de mazout par les chalands pétroliers s’ajoutent aux nombreux accidents (échouages, fuites, incendies) qui entraînent des pics de pollution aussi visibles que nuisibles pour la survie de certaines activités traditionnelles. Tandis que plusieurs salins sont détruits par l’installation même d’usines sur le littoral, les pêcheurs voient leur profession menacée par la dégradation des ressources halieutiques et la contamination des poissons qui deviennent impropres à la consommation. La colère manifestée à l’occasion de mouvements de grève, les revendications exprimées auprès des pouvoirs publics, des raffineurs et de la chambre de commerce en vue d’une indemnisation financière, sont – comme dans la première moitié du xixe siècle – systématiquement stigmatisées et délégitimées au nom d’un modernisme industriel présenté comme étant source de croissance et d’emplois.
Les « Trente Glorieuses », un monstre de pollutions ?
La position des autorités portuaires évolue dans les années 1950 sous l’effet du développement accru du secteur pétrolier et de la création de bassins spécialisés dans les trafics d’hydrocarbures à Lavéra, au débouché de l’étang de Berre. Du point de vue de la chambre de commerce de Marseille qui a investi massivement dans ces opérations pour assurer la reconstruction économique de l’après-guerre, la multiplication des doléances, abondamment relayées par la presse, menacent l’image de marque du port. La résolution du conflit environnemental devient dès lors une nécessité : en 1957, de longues négociations aboutissent à la loi d’interdiction de la pêche dans l’étang de Berre, assortie d’une indemnité compensatoire de 450 millions de francs versée aux pêcheurs. Mais les contestations ne se tarissent pas pour autant. Elles prennent même une nouvelle dimension sur fond d’industrialisation à marche forcée du territoire qui engendre de lourdes conséquences environnementales et sanitaires, en se superposant aux stigmates plus anciens laissés sur le milieu naturel.
À partir de 1968 débute à Fos-sur-Mer – troisième site du port de Marseille – la construction de postes d’accostage en eaux profondes, envisagés comme la portée d’entrée européenne des cargaisons de supertankers ou de minéraliers géants. Une zone industrielle (ZIP) pétro-sidérurgique y est aménagée, sur le modèle des pôles de croissance de François Perroux, matrice théorique du productivisme des « Trente Glorieuses ». Ces installations sont autant de cibles privilégiées pour une écologie politique en pleine structuration qui promeut un chemin de croissance alternatif au cœur des années 1970. Symbole de la démesure du « tout pétrole » et de la rhétorique prométhéenne qui y est associée, la ZIP de Fos est qualifiée de « pari tragique » par le collectif « Survivre et vivre », cofondé par le mathématicien Alexandre Grothendieck.
Pourtant, les décideurs ne sont pas restés passifs face à cette situation et ont tenté de mettre en œuvre une politique de conciliation des enjeux écologiques et des impératifs économiques. En témoignent l’acquisition d’équipements anti-pollution, l’installation d’un réseau de surveillance ou encore les missions assignées au Secrétariat permanent pour les problèmes de pollution industrielle (SPPPI) créé en 1971. Véritable laboratoire en matière de gestion environnementale qui a servi, par la suite, de référence à l’échelle nationale, l’organisme a défini et imposé des normes aux industriels pour les inciter à investir dans des unités de traitement des rejets.
Observatoire original des relations qui se nouent sur la longue durée entre phases de développement économique et enjeux écologiques, l’exemple de Fos/étang de Berre illustre les permanences/mutations des stratégies d’acteurs, des formes de mobilisations riveraines et des logiques qui sous-tendent la gestion des conflits environnementaux en contexte littoral.