Le « droit romain » regroupe un ensemble de normes juridiques édictées du ve siècle avant J.-C. au vie siècle après. Les textes régissant les rapports entre particuliers et au sein des collectivités publiques, regroupés dans le Digeste, font aujourd’hui l’objet d’un intérêt renouvelé de la part des historiens. En effet, les différentes catégories juridiques élaborées par les juristes romains procèdent de décisions institutionnelles que l’on peut replacer dans un contexte historique et étudier de ce point de vue. Or, dans le droit romain, l’eau n’est pas pensée de façon unitaire : elle est, au contraire, soumise à différents régimes juridiques selon qu’il s’agit de l’eau de pluie, de sources ou de rivières, mais également selon les usages économiques ou sociaux qui en sont faits, et selon qu’elle constitue une ressource exploitable, ou un risque dont il est nécessaire de se prémunir. Au sein du Digeste, les textes relatifs à l’eau sont plus nombreux que ceux concernant toutes les autres ressources naturelles réunis. Cela ne s’explique pas par l’importance de la ressource en elle-même, mais par la nature des textes juridiques. Au contraire des ressources minières ou forestières, l’eau n’est pas statique. Sa circulation et son écoulement rendent les parcelles de l’aval tributaires des activités développées en amont, entraînant des conflits de voisinage sans fin que les juristes romains cherchent justement à prévenir.
Des ressources hydrauliques pensées à travers des usages
Si le partage des terres et la question agraire à Rome sont évoqués par de nombreuses sources antiques, une éventuelle pression sur les ressources en eau n’est pas bien documentée en dehors des textes juridiques. Pourtant, le droit romain invente, dès le ve siècle avant J.-C., un mécanisme qui permet d’approvisionner en eau une parcelle insuffisamment irriguée : la servitude d’adduction. Cette solution se développe très largement à partir du iie siècle avant J.-C., lorsqu’un accroissement spectaculaire de la population de Rome et de ses campagnes entraîne une hausse de la production agricole et une multiplication des ouvrages d’irrigation dans les zones les plus intensément cultivées. Les cultivateurs qui voulaient tirer de l’eau dans la source d’un propriétaire voisin grâce à une servitude d’adduction devaient cependant justifier d’un usage, comme l’irrigation ou l’abreuvage du bétail, et de l’utilité que représentait pour eux cet approvisionnement extérieur. Cette restriction est peu à peu développée par les jurisconsultes dans un contexte de pression croissante sur les ressources hydrauliques. Ce qui est en jeu ici, néanmoins, n’est pas la protection de l’eau qui n’est jamais évoquée en tant que telle, mais une protection des intérêts des autres usagers. Ainsi les empereurs Marc-Aurèle et Lucius Verus, rappellent dans les années 160 après J.-C. que l’eau des rivières est libre d’usage pour les riverains, uniquement à proportion de leurs besoins. Là encore, cette décision s’explique par la multiplicité des usages concurrents dont les cours d’eau sont le lieu.
En effet, les rivières ne font pas l’objet d’une protection juridique en soi. Les textes indiquent en réalité que les autorités publiques s’attachent à rendre compatibles deux grandes nécessités économiques : l’exploitation des ressources prélevées dans les cours d’eau et la navigabilité de ces voies de communications essentielles. La concurrence entre différents usages est d’autant plus frappante si l’on considère que l’eau prélevée dans un fleuve pour l’irrigation des cultures peut avoir pour effet d’en abaisser le niveau jusqu’à y rendre la navigation impossible et, ainsi, empêcher d’acheminer les produits agricoles vers les marchés urbains où ils étaient consommés.
La protection contre les risques hydrauliques et la recherche d’un équilibre entre intérêt général et intérêts particuliers
La particularité du système juridique romain – et certainement aussi la raison de sa très longue fortune – est d’avoir confié le soin de défendre l’intérêt général aux particuliers, notamment à travers la justice du préteur. Ce magistrat élu annuellement à partir de 366 avant J.-C. indiquait, dans l’édit promulgué lors de sa prise de fonction, les règles générales selon lesquelles il comptait statuer. Le droit prétorien permettait ainsi à chacun de poursuivre en justice un particulier qui contrevenait aux règles régissant l’usage des rivières en prélevant plus d’eau qu’il n’en avait besoin ou en occupant les berges d’une manière qui réduisait le lit du cours d’eau. La gestion du risque d’inondation fluviale est ainsi largement confiée aux riverains qui, en défendant leurs propres intérêts, défendait l’intérêt général. Ce système ne fonctionnait cependant qu’imparfaitement comme en témoigne la grande opération de nettoyage du Tibre lancé par Auguste dans les dernières années du ier siècle avant J.-C., précisément en raison des constructions abusives dont les rives du fleuve étaient encombrées et qui contribuaient à des débordements aussi réguliers que destructeurs.
Les autorités publiques n’étaient, en effet, pas indifférentes à la lutte contre les risques hydrauliques. Le sénateur Frontin, en charge de l’administration des aqueducs de la ville de Rome en 97 après J.-C. explique le bien-fondé de sa mission en évoquant l’utilitas publica. Cette utilité publique justifie qu’une partie de l’eau des aqueducs urbains soit réservée à l’évacuation des eaux usées qui circulent, avec les eaux de pluies, dans le vaste réseau d’égout. Elle justifie également que soient expropriés les propriétaires de terrains par lesquels passe un aqueduc. Cette contrainte est toutefois compensée par la possibilité, pour les riverains, de bénéficier d’une concession du réseau urbain à destination de leur propriété, voire dans certains cas d’un arrangement avec des fonctionnaires peu scrupuleux, puisque l’on sait que les détournements illicites étaient monnaie courante.
Le legs du droit romain et les nécessaires évolutions contemporaines
Les juristes romains distinguent des choses « appropriables », dotées d’une valeur marchande, et des choses qui appartiennent à une collectivité sans que celle-ci puisse les céder, comme les équipements publics. En raison de sa nature fluide, l’eau peut toutefois difficilement appartenir à une seule catégorie puisque que, selon les usages et les lieux, elle peut appartenir à un particulier, comme les sources ou les petits cours d’eau, ou à une communauté, comme les fleuves ou les aqueducs. Un particulier peut, par ailleurs, légitimement conduire de l’eau d’un fleuve public vers sa propriété privée, entraînant ainsi un changement de statut juridique. En outre, le contrôle de l’eau n’est pas exercé selon les mêmes modalités selon qu’elle est perçue comme une ressource ou comme un risque.
L’héritage du droit romain est indiscutable dans de nombreux systèmes juridiques contemporains et demeure incontournable dans un certain nombre de codes nationaux : en France (par exemple dans le Code civil), en Allemagne, en Autriche, ou en Italie. Toutefois, aujourd’hui, l’absence d’un statut unitaire de l’eau et la prédominance de la protection des usages liés à l’exploitation des ressources naturelles sont difficilement compatibles avec la protection des ressources elles-mêmes, malgré des besoins croissants dans ce sens. C’est pourquoi, en France, a été adoptée en 2016 la loi pour la Reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages (RBNP), quarante ans après la loi du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature, acte fondateur du droit français de l’environnement. Ce nouveau texte ne se borne pas à protéger les riverains des éventuelles nuisances engendrées par une nouvelle activité économique ou un nouvel équipement, mais également les écosystèmes. Doivent donc désormais être évalués et indemnisés les dommages causés par une usine, un parking, un aéroport à une prairie, une zone humide ou une rivière. Il s’agit là d’une véritable innovation par rapport à l’héritage antique qui marque encore le régime de protection de l’environnement aujourd’hui.