Encore marginal au début du xixe siècle, le commerce des fleurs coupées prend un essor considérable dans les années 1860-1900, dans le sillage de la révolution des transports et de l’avènement du chemin de fer. Approvisionnés par les champs de fleurs du Val de Loire, de la Brie et surtout du Midi, les vendeurs de fleurs des Halles centrales de Paris dégagent un bénéfice considérable de plus de onze millions de francs en 1900. Autour de ce commerce florissant se structure un réseau d’acteurs divers, composé de floriculteurs, d’artisans spécialisés ou encore de fleuristes (ill. 1). Ils se regroupent autour de la Société nationale d’horticulture de France (SNHF), créée en 1835, et investissent les revues horticoles. Dans leurs colonnes s’exprime alors un véritable culte du progrès technique mis au service de l’amélioration et de la transformation de la nature.
Éloge du progrès technique et confiance dans l’avenir
À compter des années 1850, les floriculteurs exposent dans leurs écrits un formidable engouement pour le progrès technique et une volonté de constituer la floriculture en tant que science, comme en témoigne le texte programmatique de la Revue horticole en 1860 : « Avec l'appui des horticulteurs, nous réussirons, nous en avons la confiance, à faire de la Revue horticole un recueil qui marchera résolument à la tête du progrès. »
Deux exemples rendent compte de ces aspirations à l’amélioration permanente des techniques floricoles et aux avancées techniques. Le forçage, décrit pour la première fois en France en 1772, consiste à provoquer la floraison d’une fleur à contre-saison, en la plaçant pour cela sous une serre chauffée (ill. 2). La pratique connaît un développement remarquable au cours de la seconde moitié du siècle. Floriculteurs et artisans spécialisés s’emploient à proposer de nouveaux modèles sans cesse plus aboutis de châssis et de serres, mais aussi des appareils destinés à mesurer le taux d’humidité à l’intérieur de ces dernières. Autorisant une production en continue, tout au long de l’année et peu importe le temps, ces installations sont pour les floriculteurs l’expression d’avancées techniques qui permettent de déjouer les aléas naturels.
Autre objet d’enthousiasme des floriculteurs et symbole de leur fascination pour le progrès technique, le chemin de fer. Ce dernier occupe une place moindre que le perfectionnement des serres dans le discours de la profession : la mise au point d'outils horticoles nouveaux est en effet au centre de l'effort pour hisser la floriculture au rang de science. Il n'en demeure pas moins que fleuristes et horticulteurs partagent avec nombre de leurs contemporains une conception positive du progrès technique, jugé désirable en soi. L'essor du train est donc largement salué par la profession, a fortiori dans la mesure où la question du transport est évidemment essentielle au commerce des fleurs coupées. Les fleuristes parisiens, pour satisfaire l’importante demande de la capitale, doivent s’approvisionner dans les grands champs de fleurs du Midi. Au début du siècle, la malle-poste met huit jours à relier Nice à Paris. L’avènement du chemin de fer et des trains rapides de la Compagnie Paris-Lyon-Méditerranée permet de réduire considérablement ce temps de trajet : quarante-huit heures en 1860 pour le trajet Nice-Paris, vingt-et-une heure seulement en 1890. Le pépiniériste Philippe de Vilmorin (1872-1917) se félicite en 1892 de cette « prodigieuse rapidité des transports », de ce « transit de plus en plus important, progressant chaque jour, tout en faisant la richesse des Provençaux et la joie des Parisiens. » En 1906, la Revue horticole fait état d’une nouvelle innovation technique dans le domaine des transports qui suscite l’enthousiasme du rédacteur : le « wagon aérothermique à réfrigération, ventilation et aération mécanique réglable », fondé sur l’usage de gaz liquéfié pour la réfrigération et devant permettre une meilleure conservation des fleurs coupées (ill. 3).
Améliorer la nature : nouveau stade du progrès ?
Ce culte du progrès culmine dans les années 1880 dans une volonté de transformation et d’amélioration de la nature qui s’exprime dans la recherche variétale.
La sélection ou hybridation variétale consiste à croiser deux variétés de fleurs possédant des caractéristiques recherchées : fleurs plus grandes ou plus odorantes que la moyenne, résistance au froid, etc. À force de croisements, une nouvelle variété est créée qui possède les caractéristiques des deux variétés d’origine. Sous l’impulsion des floriculteurs, la pratique connaît un essor considérable dans les années 1850-1900. Dans les colonnes de la Revue horticole de 1906, l’horticulteur Luther Burbank s’enorgueillit ainsi des « progrès considérables réalisés depuis quelques années par les botanistes et les horticulteurs dans l'amélioration et la création des végétaux cultivés […]. Ce travail du perfectionnement de nos plantes économiques ou ornementales est conduit aujourd'hui avec plus de rapidité et de sûreté ». De fait, les expériences d’hybridation se multiplient et le procédé est rapidement industrialisé. Sous le Second Empire, une variété de violette des quatre saisons résistante au froid et pouvant fleurir en hiver, mise au point en 1835, est produite de manière massive dans les exploitations floricoles du Midi et en région parisienne. Membre éminent de la SNHF, Georges Truffaut (1872-1948) est l’un des floriculteurs les plus en pointe dans ce domaine de la recherche variétale : son établissement, « véritable fabrique de plantes nouvelles ou rares les plus en renom » selon Journal de la Société nationale d’horticulture de France de 1881, dispose d’un hectare dédié à la culture de variétés hybrides prestigieuses.
« L’illusion du printemps » : face aux dérives du progrès industriel, un retour à la nature vecteur de progrès moral ?
À partir des années 1890 toutefois, semble apparaître une certaine inquiétude à l’égard de conséquences du progrès jugées délétères. En cela, les floriculteurs sont emblématiques de la « modernité critique » travaillée par le pessimisme qu’évoque Christophe Charle dans Discordance des temps. Une brève histoire de la modernité. Dans le discours des horticulteurs, la crainte se cristallise sur deux points : une supposée uniformisation du monde engendrée par l’industrialisation d’une part ; d’autre part les conséquences néfastes de cette dernière sur les classes populaires, les ouvriers en premier lieu, tant d’un point de vue sanitaire que moral. La nature, incarnée par les fleurs dans le discours des floriculteurs français, apparaît alors comme un « antidote au désenchantement du monde », selon la formule de Philippe Descola.
Une des expressions les plus abouties de la critique de l’uniformisation du monde portée par les floriculteurs français se trouve sous la plume de Vilmorin dans son ouvrage sur Les Fleurs à Paris, publié en 1892 : s’efforçant de rendre compte du goût nouveau des Français pour les fleurs, il évoque « un instinct qui nous pousse à ne nous pas laisser absorber par la vie surchauffée toute matérielle et artificielle qui nous entoure à cette grande époque où l'art si vulgarisé se propage à la machine ». Le salut se trouve pour l’auteur dans « ce retour spontané vers la nature qui se manifeste chez tous les peuples arrivés à un haut degré de civilisation », nature ici incarnée par la fleur dont la Revue horticole de 1902 vante « l'élégance rare des formes, la magie de la couleur ».
Apparaît également sous la plume des floriculteurs une critique des effets délétères de l’industrialisation : la « lourde atmosphère de l'usine » évoquée par la Revue horticole de 1902 fait figure de coupable idéal. Les fleurs, ici encore, se voient attribuer un rôle salvateur pour les ouvriers déracinés des grandes villes. La profusion de fleurs vendues à Paris permet en effet à ces derniers de « se donner pour un bouquet de deux sous l'illusion du printemps, que la vie laborieuse de la grande ville leur enlève le loisir de savourer à leur aise en pleine campagne », comme on peut le lire dans le Petit Journal d’avril 1902.
En définitive, le rapport des floriculteurs français au progrès est loin d'être univoque. Si les revues horticoles créées au mitan du siècle s'inscrivent pleinement dans la fascination contemporaine pour les avancées scientifiques et techniques, elles se font également l'écho quelques décennies plus tard des inquiétudes à l'endroit des conséquences sanitaires et morales du progrès. Toutefois, cela ne se traduit en aucun cas par un quelconque abandon des aspirations à l'amélioration des techniques floricoles, comme en témoigne l'engouement des floriculteurs pour les nouveaux engrais de synthèse durant l'entre-deux-guerres.