Depuis le traité de Ryswick, le Rhin sépare bien le royaume de Louis XIV et l’Empire, mais rien dans les termes de 1697 ne l’érige en limite juridique explicite et continue. À l’époque, les cessions de territoires sont la norme des tractations diplomatiques : la France conforte donc ses possessions sur la rive gauche, abandonne celles sur la rive droite, et le fleuve se superpose alors à cette division territoriale sans pour autant l’incarner officiellement. Au cœur d'un espace frontière dont l'étendue dépasse largement la largeur de son cours, le Rhin devient également au xviiie siècle une ligne de démarcation avec l’Empire, deux statuts qui se heurtent régulièrement aux réalités environnementales de l’hydrographie rhénane.
Le Rhin, fleuve frontière
L’idée que le Rhin marque la limite orientale de la France revient régulièrement dans les écrits politiques de l’époque moderne qui établissent une filiation entre la frontière de la Gaule telle que la concevait César et celle du royaume (ill. 1). Rien n’indique qu’elle ait vraiment pénétré les esprits, ni justifié les conquêtes d’Alsace. Si Richelieu suggère de repousser les frontières de France jusqu’au Rhin, si Louis XIV s’y emploie jusqu’en 1697, c’est plus par pragmatisme stratégique qu’au nom d’une idéologie.
La politique d’aménagements défensifs de la frontière rhénane commence sous l’égide de Vauban et accompagne le rattachement progressif de l’Alsace à la France (1648-1697). Elle se traduit par l’édification de forteresses servant de verrou à la pénétration du territoire : Belfort, Sélestat et Breisach dans un premier temps, puis Huningue, Strasbourg, Landau, Fort-Louis et Neuf-Brisach. Pendant la guerre de Succession d’Espagne (1701-1714), le réseau de citadelles est complété par des lignes défensives au nord de la province et par des postes de surveillance sur le fleuve lui-même. Le nombre et la position de ces redoutes sommaires et plus ou moins éphémères, érigées pour surveiller plutôt que pour défendre, varient au gré des guerres et des divagations du fleuve : on en compte trente-six en 1695, deux-cents au moment de la guerre de Succession d’Autriche (1740-1748) avant qu’elles ne se stabilisent à soixante-seize dans la seconde moitié du xviiie siècle.
D’une limite de fait à une ligne idéale
Si dès le xviie siècle, les caractéristiques physiques du Rhin incitent la monarchie française à le considérer comme une frontière, c’est-à-dire à ses yeux un espace de contact avec l’ennemi, le traité de Ryswick (1697) y superpose de facto une ligne de démarcation, immatérielle et sans épaisseur, définie par le cours principal du Rhin, autrement dit le chenal formé par les points les plus profonds du lit du fleuve, appelé talweg. Cette ligne intangible n’est toutefois pas désignée explicitement comme séparation sur toute la longueur du fleuve, seulement au niveau des places fortes (Strasbourg, Brisach, Huningue).
C’est finalement à la Révolution que l’argument du Rhin comme limite orientale naturelle de la France pénètre véritablement la sphère politique, justifiant une expansion le long de la rive gauche, en direction de la Rhénanie. D’une part, les philosophes des Lumières et les géographes théorisent cette notion de « frontière naturelle », séduits par l’idée d’éléments non-humains comme obstacles linéaires matérialisant des limites entre pays. D’autre part, les historiens invoquent l’héritage des frontières de la Gaule ou du traité de Verdun en 843, dont la mémoire a été entretenue à travers des cartes historiques publiées tout au long de l’époque moderne. Ces deux principes géographiques et historiques se répondent et nourrissent les discours politiques et militaires. Le Rhin devient un obstacle naturel à l’est, tout comme les Pyrénées au sud et les Alpes au sud-est. En janvier 1793, pour justifier la réunion de la Belgique à la France, Danton déclare : « Les limites de la France sont marquées par la nature. Nous les atteindrons dans leurs quatre points : à l’Océan, au Rhin, aux Alpes, aux Pyrénées ». Il est loin d’être le seul à le penser. La question des frontières et des limites naturelles sous-tend en effet les débats sur la réunion d’Avignon ou de la Savoie à la France dès 1792. L’argument est largement repris dans le milieu politique comme dans la presse et guide la diplomatie et les campagnes militaires françaises contre la Prusse et l’Autriche jusqu’en 1797 (ill. 3). Le Directoire concrétise les ambitions rhénanes de la France : à partir de territoires pris à l’Empire, quatre nouveaux départements sont créés sur la rive gauche du fleuve, le Mont-Tonnerre, la Sarre, le Rhin-et-Moselle et la Roer.
Vers une gestion commune de la frontière du Rhin
Cette ligne du Rhin n’existe toutefois que dans les représentations cartographiques et mentales. Il ne tient pas compte de la réalité du terrain – la traversée relativement aisée du fleuve ou les fluctuations de son cours – qui oblige les États comme les populations riveraines à adapter leurs pratiques et leurs politiques pour concilier les caractéristiques du fleuve avec son statut juridique, non sans ambiguïté.
Sur ce fleuve en tresses dont la morphologie ne cesse d’évoluer, le cours principal qui sert de repère pour distinguer les deux rives, est lui-même mobile et redéfini d’année en année par les bateliers de Bâle, Brisach et Strasbourg. La ligne de démarcation évolue donc indépendamment des îles qui parsèment le fleuve et qui sont valorisées par les communautés, voire par le pouvoir royal, qui y construit parfois des fortifications. La plus importante d’entre elles, Fort-Louis (en aval de Strasbourg) inquiète tout particulièrement les autorités françaises dans les années 1750 car ce verrou essentiel à la défense de l’Alsace menace, si le talweg continue de se déporter vers la rive gauche, de passer du côté impérial du Rhin (ill. 3). Il s’agit là du cas le plus exceptionnel d’un problème plus général : en étant rejetées d’un côté ou de l’autre du cours principal, les îles du Rhin changent théoriquement de souveraineté mais continuent de faire partie du ban de la communauté riveraine initiale, qui entend en garder la jouissance. Cette articulation délicate et parfois incompatible entre souveraineté, propriété et droit d’usage entraîne de nombreux conflits et conduit la monarchie française et ses voisins à fixer une ligne pérenne, définie par des bornes dont l’emplacement est consigné sur des cartes pour pouvoir remplacer celles emportées par le fleuve. C’est ainsi que de 1750 à 1788, trente-neuf commissions bipartites établissent progressivement une délimitation administrative des terroirs riverains qui ignore la ligne du talweg, et donc la limite politique. En temps de paix, le Rhin est moins une séparation qu’un trait d’union entre deux rives dont les habitants, habitués depuis le Moyen-Âge à traverser le fleuve, partagent une histoire, une culture et une langue commune, mais aussi les ressources de son cours et un même espace commercial. En effet, le statut fiscal particulier de l’Alsace, province « à l’instar de l’étranger effectif » garantit une certaine liberté de commerce hors du royaume, à l’exception des monopoles royaux et des denrées sensibles comme le blé, dont le passage du Rhin est contrôlé, taxé, voire prohibé.
Au Congrès de Vienne, les enjeux de circulation sur le fleuve frontière, supposé rester libre depuis le traité de Munster (1648) justifient la création d’une instance internationale, la Commission centrale pour la navigation du Rhin, qui existe encore aujourd’hui. Rien ne règle cependant la cohabitation entre une séparation politique mobile et des limites administratives fixes, qui perdure mais qui est rendue presque invisible par les travaux de correction et d’endiguement du cours du Rhin réalisés entre 1840 et 1860. Sur un fleuve massivement transformé par la souveraineté des États, désormais constitué d’un cours unique, corseté et régulier, le talweg n’évolue quasiment plus. Confirmé par le traité de Lunéville (1801) puis par le traité de délimitation de 1925, celui-ci est longtemps demeuré l’unique démarcation entre la France et l’Allemagne. En 1956, puis en 2000, la frontière est replacée sur la « ligne médiane continue » (l’axe moyen du fleuve) sur près de cent kilomètres, laissant néanmoins subsister deux portions où le talweg continue de séparer les deux Etats.