Les frontières environnementales en Europe

Pour qui s’intéresse à l’environnement, l’étude des frontières permet de mettre en évidence l’empreinte des sociétés humaines sur leurs écosystèmes et les différences de gestion qui sont les leurs. Les frontières révèlent en effet les divergences environnementales développées au cours de la formation des États. Les limites de souveraineté qui divisent les peuples séparent aussi, nolens volens, le monde du vivant : souvent, elles se transforment graduellement en de véritables frontières environnementales.

Ill. 1. Photographie de soldats finlandais franchissant la frontière entre la Finlande et l’Union soviétique (Tohmajärvi/Pälksaari) au début de la Guerre de continuation, 1941.
Ill. 1. Photographie de soldats finlandais franchissant la frontière entre la Finlande et l’Union soviétique (Tohmajärvi/Pälksaari) au début de la Guerre de continuation, 1941. Source : Wikimedia Commons.
Ill. 2. Photographie de la frontière entre la Tchécoslovaquie et l’Union soviétique (Čierna nad Tisou/Chop), 1985.
Ill. 2. Photographie de la frontière entre la Tchécoslovaquie et l’Union soviétique (Čierna nad Tisou/Chop), 1985. Source : Wikimedia Commons.
Ill. 3. Photographie de la frontière entre l’Allemagne et la Pologne (Hintersee/Dobieszczyn), 2009.
Ill. 3. Photographie de la frontière entre l’Allemagne et la Pologne (Hintersee/Dobieszczyn), 2009. Source : Wikimedia Commons.
Sommaire

L’environnement semble à première vue l’acteur historique le moins concerné par la construction des États-nations puisque les limites de souveraineté divisent arbitrairement le monde du vivant. Depuis longtemps, les études historiques portant sur le climat, les catastrophes naturelles ou les mobilités des plantes, des animaux et des micro-organismes à travers le monde minimisent l’importance des frontières.

À la vérité, l’étude des frontières est révélatrice de l’empreinte des hommes sur leurs écosystèmes, ainsi que des différences de gestion du vivant. Une telle analyse des relations de pouvoir écologiques est particulièrement adaptée aux espaces forestiers. Les forêts, étant fortement anthropisées, permettent de penser les conditions de production des relations sociales dans des espaces caractérisés par des spécificités environnementales. Ces espaces singuliers se retrouvent d’ailleurs fréquemment au cœur d’enjeux de délimitation en Europe, à l’exemple – entre mille autres – de la forêt d’Iraty, au cœur des enjeux frontaliers franco-espagnols depuis le traité des Pyrénées (1659). Mieux encore, les forêts sont propices à l’observation de l’émergence de « frontières environnementales », qui produisent une différenciation écologique perceptible jusque dans le paysage.

La frontière comme rupture environnementale

À partir du début du xixe siècle, la démarcation systématique des frontières d’Europe vise à les rendre plus visibles sur le terrain : l’installation de bornes indiquant avec précision les limites de souveraineté des États-nations s’accompagne le plus souvent du défrichement et du dégazonnement de tous les espaces traversés, de plusieurs mètres de part et d’autre de la ligne de démarcation. En Europe, les forêts transfrontalières se voient le plus souvent transpercées d’un couloir longitudinal dépourvu de toute végétation, entretenu régulièrement par chacun des États limitrophes comme c’est le cas depuis le début du xxe siècle à la frontière entre la Norvège et la Suède au milieu des vastes étendues de résineux [ill. 1]. Jusque dans les confins des forêts boréales de Scandinavie, les limites de souveraineté sont matérialisées, un modèle qui a été exporté dans le reste du monde par les Européens, notamment en Afrique sous domination coloniale. L’espace dégagé sert généralement de chemin de ronde aux fonctionnaires en charge du contrôle et de la surveillance : garde-frontières, gendarmes, mais aussi gardes forestiers.

La principale conséquence écologique de ce type de dégagement est d’aérer les forêts, ce qui favorise la croissance des arbres situés aux abords immédiats de la ligne frontalière. Les animaux qui affectionnent les espaces ouverts trouvent là un écosystème favorable, ce qui peut contribuer à modifier la faune locale. Là où se trouvaient des frontières aujourd’hui disparues, le promeneur peut percevoir aujourd’hui encore les traces de cet impact environnemental ancien. Ainsi, sur la ligne de crête des Vosges, les arbres n’ont pas repoussé le long de la frontière qui sépara la France de l’Empire allemand entre 1871 et 1918. La zone de deux mètres laissée libre de toute obstruction végétale, défrichée et dessouchée à l’époque, sert aujourd’hui de sentier de randonnée ou d’exploitation forestière.

L’empreinte écologique de la souveraineté

Afin d’assurer ses missions de défense et de sécurité, l’État affirme sa présence aux frontières plus encore que sur le reste du territoire, et l’exercice de sa souveraineté y est plus visible qu’ailleurs. Les considérations d’ordre militaire conduisent à des transformations écologiques non négligeables, perceptibles dans le paysage, participant soit de la conservation, soit de la destruction de l’environnement. La progression du couvert forestier s’y explique le plus souvent par les propriétés défensives que les états-majors lui prêtent. Afin de constituer des barrières « naturelles » censées empêcher la progression de l’ennemi, les surfaces boisées sont souvent accrues par les autorités militaires et des rideaux d’arbres peuvent être plantés. Ailleurs, les bois peuvent être percés de trouées qui ont pour objectif de les rendre praticables par des troupes, dans la perspective d’un conflit.

À partir du début du xxe siècle, l’installation de barrières, puis de murs, accentue encore cette empreinte écologique. Ces infrastructures de contrôle et de surveillance traversent des communautés biotiques : elles fragmentent la faune et la flore et perturbent les échanges génétiques, ce qui tend à subdiviser les écosystèmes. Ce phénomène est commun à de nombreuses frontières, mais celles de l’Union soviétique en offrent sans doute la meilleure illustration. Une zone interdite, dont la profondeur pouvait atteindre plusieurs dizaines de kilomètres, s’étendait entre la frontière et l’intérieur du territoire ; elle consistait en une ligne de déboisement où aucune culture n’était permise, puis des bois alternant avec des espaces déboisés où des pistes de terre parallèles à la frontière permettaient de relier les champs de manœuvres et les ouvrages militaires [ill. 2].

À l’inverse de cette destruction délibérée de l’environnement, la frontière qui séparait la République fédérale d’Allemagne et la République démocratique allemande constituait en bien des points un sanctuaire écologique. Les espaces adjacents dédiés au contrôle et à la surveillance, qui formaient une sorte de no man’s land sur près de 800 kilomètres carrés, ont profité au développement de la flore et de la faune qui y vivaient. Après la réunification, l’ancienne frontière interallemande est devenue une ceinture verte (Grünes Band) qui forme aujourd’hui le plus grand réseau de biotopes d’Allemagne, dont un tiers est réserve naturelle.

La confrontation de différents modes d’exploitation des ressources

On décèle aussi sur les frontières des modes de conservation, d’aménagement et d’exploitation des ressources naturelles bien différents [ill. 3]. L’introduction de nouvelles espèces végétales ou animales – dans un pays et pas dans l’autre, par exemple – contribue à transformer les écosystèmes et à modifier la gamme des ressources alimentaires disponibles pour les animaux, sauvages comme domestiques. La constitution de « jardins alpins » dans de nombreuses montagnes transfrontalières en Europe (les Vosges, les Pyrénées ou les Carpates au xixe siècle, par exemple), où l’on introduisait des plantes originaires des Alpes, a ainsi contribué à la différenciation des pâturages selon les versants concernés. Une même race de vache pouvait ainsi produire un lait aux qualités différentes de part et d’autre de la frontière.

Dans le massif des Vosges, de part et d’autre de la frontière franco-allemande entre 1871 et 1918, les modifications de la flore ne sont ainsi pas imputables aux conditions climatiques mais bel et bien aux sociétés. Jusqu’au dernier tiers du xixe siècle, la composition des forêts vosgiennes est assez similaire des deux côtés de la ligne de crête. Quand cette dernière fait office de frontière à partir de 1871, leur composition évolue par l’introduction de nouvelles essences sur le versant oriental passé sous souveraineté allemande. Cette divergence s’explique par l’emploi de méthodes sylvicoles différentes : l’administration forestière allemande régénère artificiellement les forêts en procédant à des coupes rases et replante une même essence sur de vastes surfaces, là où les Eaux et Forêts en France font preuve d’un certain conservatisme et privilégient une régénération « naturelle » en sélectionnant les arbres à couper et les espaces pour replanter.

On le voit, les frontières contribuent à la transformation des milieux et des paysages. Or ces derniers sont souvent appropriés par les populations à des fins identitaires, les discours patriotiques ou nationalistes allant jusqu’à leur prêter des qualités « nationales ». Les montagnes, les rivières ou les forêts sont censées incarner un esprit propre à la nation (ou à une région). Dès lors, le rôle de séparation que remplit la frontière se voit ainsi renforcé par ses propres effets sur l’environnement.

Citer cet article

Benoît Vaillot , « Les frontières environnementales en Europe », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 05/12/22 , consulté le 25/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/22025

Bibliographie

Bahre, Conrad J., Webster, Grady L. (dir.), Changing Plant Life of La Frontera. Observations on Vegetation in the U.S./Mexico Borderlands, Albuquerque, University of New Mexico Press, 2001.

Graybill, Andrew R., « Boundless Nature. Borders and the Environment in North America and Beyond », dans Andrew C. Isenberg, Andrew R. Graybill (dir.), The Oxford Handbook of Environmental History, Oxford, New York, Oxford University Press, 2014, p. 668‑687.

Vaillot, Benoît, « L’empreinte écologique de la frontière franco-allemande (1871-1914) », Revue du Rhin Supérieur, dossier spécial coordonné par Alexis Vrignon et Charles-François Mathis : « Frontières et espaces transfrontaliers : une approche environnementale », 2021, p. 21-40.

/sites/default/files/styles/opengraph/public/image-opengraph/frontieres%20environnementales.jpg?itok=6H1nRgz4