Entre la fin du xvie siècle et la fin du xixe siècle, la plupart des villes d’Europe se dotent de jardins botaniques, conçus pour conserver des collections de plantes vivantes, mais aussi favoriser l’étude et l’exploitation des productions végétales. À partir du xviie siècle, dans un contexte d’élargissement des horizons connus et d’expansion coloniale, les savoirs botaniques revêtent des enjeux stratégiques et économiques considérables. Les jardins botaniques présentent en outre un intérêt urbanistique majeur : ils font partie des espaces de nature que l’on cherche à ménager dans un espace urbain qui s’étend et se densifie.
De l’art de guérir à l’étude du vivant
Les premiers jardins botaniques s’inscrivent dans la filiation des jardins de santé qui procuraient les remèdes usuels en médecine et pharmacie. Jusqu’au xixe siècle, les rapports demeurent très étroits entre l’art de guérir et la botanique, dans la mesure où les substances d’origine végétale entrent largement dans la composition des remèdes. Dans la péninsule Italienne au xvie siècle, les jardins botaniques universitaires (Pise, Padoue, Florence, Bologne, etc.) permettent à la fois la conservation de plantes vivantes et la formation théorique et expérimentale des étudiants. Dans les dernières décennies du xvie siècle, des universités concurrentes comme Bâle, Montpellier ou Leyde se dotent à leur tour de chaires et de jardins botaniques, considérés comme des équipements de pointe ; les végétaux sont présentés sur des banquettes de terre, et des dispositifs techniques innovants, comme les serres, font leur apparition pour favoriser la conservation des spécimens fragiles, y compris à des latitudes élevées. Le jardin botanique de l’université d’Uppsala, dirigé par Linné de 1741 à sa mort en 1778, connaît un rayonnement scientifique majeur au xviiie siècle.
La botanique a gagné son autonomie par rapport à la médecine pour devenir une discipline scientifique à part entière. Entre les xvie et xviiie siècles, elle se dote d’une méthodologie propre pour décrire, nommer et classer les végétaux et contribuer à l’inventaire de la flore du monde entier. Quelques jardins botaniques s’imposent comme des « centres de calcul » suivant l’expression de B. Latour, c’est-à-dire des lieux d’expertise, de production et de diffusion des savoirs sur le règne végétal, et plus largement sur le vivant. C’est le cas du Jardin du roi fondé à Paris en 1638, où sont progressivement associés au jardin stricto sensu des collections d’histoire naturelle, une bibliothèque, un amphithéâtre pour les cours de chirurgie et un laboratoire de chimie. Ce haut lieu de sociabilité savante, où l’on dispense de prestigieux enseignements dans tous les domaines des sciences naturelles au xviiie siècle, est placé sous la tutelle directe du roi. D’autres institutions majeures, comme les jardins botaniques royaux de Kew ou le Jardin botanique royal de Madrid, bénéficient de la politique d’encouragement des sciences menée par les États modernes.
Les jardins botaniques au service des sciences impériales
Dans le contexte de construction des premiers empires coloniaux, la connaissance et l’exploitation du règne végétal représentent aussi bien un enjeu économique qu’un enjeu de pouvoir. Dès le xviie siècle, sont effectuées des expériences d’acclimatation de végétaux extra-européens dont la culture maîtrisée offre des perspectives pour le développement de plantations coloniales. Par l’intermédiaire de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, les Hollandais ont implanté des jardins botaniques dans leurs comptoirs coloniaux, au Cap, à Malabar, à Java, à Ceylan, ou encore au Brésil où sont acclimatées des espèces asiatiques et indonésiennes. Ces jardins échangent des spécimens avec ceux de Leyde et Amsterdam ; par exemple, l’acclimatation de plants de café de Moka y réussit dans la décennie 1690. Dans le courant du xviiie siècle, le réseau des jardins botaniques implantés dans les espaces en situation coloniale s’étend et se densifie, tout particulièrement dans les empires français et britannique. En relation étroite avec les jardins de métropole, ils sont aujourd’hui étudiés non comme de simples espaces périphériques de stockage de plantes, mais bien comme des lieux de savoir féconds. À partir de la seconde moitié du xviiie siècle, la botanique descriptive cède le pas à la botanique économique, qui a pour but de soutenir les entreprises agronomiques. Une nouvelle catégorie, celle des jardins dits coloniaux, s’ajoute au réseau ancien des jardins botaniques au début du xixe siècle : elle inclut les jardins d’essais implantés dans les espaces colonisés, et les jardins d’acclimatation créés dans les métropoles.
La nature civilisatrice en ville
Bien qu’isolé de l’espace urbain par des murs et des grilles monumentales, le jardin botanique est loin d’être une structure fermée réservée aux études savantes. D’abord espace d’entre-soi pour les élites cultivées, à partir du xviiie siècle il s’impose comme un véritable lieu de sociabilité urbaine. La mode des sciences contribue à attirer au jardin des amateurs et amatrices qui suivent les cours de botanique. La promenade familiale et éducative est encouragée : pour ne pas que les plantes soient endommagées, les pratiques récréatives du grand public sont strictement encadrées par des règlements. Dans les années 1840, le jardin botanique s’impose dans l’espace urbain comme une forme paysagère artificielle et complexe, qui marque l’imaginaire collectif jusqu’à nos jours. Le jardin botanique représenté dans les images d’Épinal associe le spectacle de la flore et de la faune aux allées et reposoirs propices à la promenade de civilité conforme aux codes de la société bourgeoise.
Au xixe siècle, beaucoup de jardins botaniques ont été agrandis, parfois au prix d’un déplacement à l’extérieur des cœurs de ville au xixe siècle ; ainsi à Édimbourg, le jardin botanique est implanté dans le parc d’Inverleight en 1820. Souvent associés à des muséums d’histoire naturelle, comme c’est le cas à Vienne où celui-ci sort de terre en 1844, les jardins botaniques sont conçus comme des lieux de civilisation dans la ville, contribuant au renforcement de l’ordre social et politique. Ils font partie des équipements qui ont conduit à familiariser les Européens vers l’ailleurs, en même temps qu’ils constituaient des pièces majeures dans le processus de colonisation. Ils constituent aussi de véritables instruments de vulgarisation scientifique dans la mesure où ils permettent de présenter des espèces animales ou végétales qui intègrent progressivement le patrimoine visuel commun. Les innovations techniques autorisant toutes les audaces architecturales, les jardins s’enrichissent de véritables « palais de verre » accueillant les plantes exotiques ou fragiles, ainsi que de dispositifs censés reproduire des milieux naturels aquatiques (bassins, chutes d’eau) ou montagnards (rocailles). En 1858 est construit le palmarium du jardin botanique d’Édimbourg, et, dans les années 1860, celui de Naples se dote d’un jardin alpin pour l’acclimatation des plantes alpines. Les citadins font l’expérience de parcours scénarisés, juxtaposant les milieux naturels reconstitués, qui sont censés représenter le monde entier. Les effets de bord de l’accumulation de plantes venant de tous les continents, comme la diffusion de plantes dites invasives, sont désormais bien connus.
D’après The European Botanic Gardens Consortium, il y a plus de 800 jardins botaniques aujourd’hui en Europe. Ils constituent un patrimoine d’exception, qui n’est pas pour autant sanctuarisé face aux enjeux fonciers, comme le montre la récente affaire des serres d’Auteuil.
Si certains jardins botaniques sont devenus de simples jardins publics, d’autres renouent avec l’observation scientifique de la nature qui inclut une dimension participative et citoyenne. Dans un contexte de changement global, ils entendent renforcer leur mission de conservation de la biodiversité.