La ville piétonne n’est-elle que l’opposé de la ville automobile ? Une riche bibliographie internationale, essentiellement signée par des urbanistes, a contribué à ancrer fermement cet antagonisme, comme l’illustre, depuis les années 1980, le travail de Carmen Hass-Klau ou, encore plus connu, celui de Jan Gehl. Elle tisse, depuis 40 ans, le récit – parfois quasi téléologique – d’une longue lutte pour un renversement de paradigme urbanistique. Pourtant, il est une autre manière d’approcher le sujet qui consiste au contraire à montrer que l’argument piétonnier ne naît pas principalement du défi automobile ou environnemental, mais d’une question sociale qui ne cesse de se reformuler et traduit les évolutions d’une utopie contemporaine des sociétés urbaines heureuses.
L’espace des sociétés ouvertes et démocratiques (années 1940-1960)
En 1938, l’historien étasunien Lewis Mumford publie un ouvrage marquant, The Culture of Cities. Il y dénonce les dangers d’une mécanisation des sociétés urbaines et insiste sur les besoins sociaux de l’homme. Sa réflexion, qui renouvelle un champ déjà ancien de pensée sur les sociétés industrielles, est alors stimulée par l’arrivée progressive aux États-Unis d’architectes et intellectuels européens fuyant le fascisme et le nazisme. Leur exil est en effet perçu comme une alerte sur l’impasse dans laquelle s’engagent les sociétés du vieux continent.
Un an plus tard, le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale semble donner raison au diagnostic de Mumford. Les années de conflit jouent ici un rôle fondamental. Dans les échanges transatlantiques entre États-Unis et Europe (particulièrement le Royaume-Uni), le concept de « civic center » s’impose progressivement au sein des avant-gardes architecturales comme une sorte de cinquième fonction de l’urbanisme qui doit permettre de refonder socialement et politiquement les sociétés développées et urbanisées. L’idée s’inscrit résolument dans l’horizon d’un futur heureux.
Présente dès l’ouvrage Can Our Cities Survive ? (1942) de l’architecte espagnol émigré aux États-Unis Josep Lluís Sert, l’idée du civic center piétonnier devient, après-guerre, le sujet principal du 8e congrès international d’architecture moderne de 1951 autour du thème The Heart of the City. L’espace du piéton devient alors la garantie de la reconstitution de sociétés ouvertes et démocratiques. Au Royaume-Uni, les travaillistes en feront une caractéristique du programme des new towns. Au Pays-Bas, Jaap Bakema multipliera les projets dans lesquels un centre piéton matérialise le nouvel idéal de sociétés d’abondance sous l’égide de l’État-providence. Marquées par ces réalisations, plusieurs municipalités d’Europe du Nord réalisent dès le début des années 1960 les premières opérations de piétonnisation de centres-villes (Essen, Cologne, Copenhague).
La qualité de la vi(ll)e et l’épanouissement individuel (années 1970)
Avec le tournant des années 1970, l’argument piétonnier connaît une reformulation en profondeur. Du milieu des avant-gardes il glisse progressivement vers le domaine de la conservation patrimoniale. L’achèvement du processus peut être daté symboliquement de l’Année européenne du patrimoine architectural organisée en 1975 par le Conseil de l’Europe, au cours de laquelle la piétonnisation sera largement promue et légitimée. Parallèlement, l’argument se renforce d’une dimension « écologique » jusqu’ici très peu présente et que contribue à diffuser internationalement l’OCDE entre 1972 et 1974, alors que celle-ci est soucieuse de démontrer son attachement à un autre modèle de développement possible.
Est-on alors à la veille d’un renversement de paradigme ? Plus prosaïquement, force est de constater que l’argument piétonnier vient accompagner fort à propos le désir des sociétés occidentales de rompre – au moins symboliquement – avec la modernisation à marche forcée des décennies d’après-guerre. Les pouvoirs municipaux ne s’y trompent pas et, à partir de 1971-1972, multiplient partout à travers l’Europe – et même en Amérique du Nord – les projets de piétonnisation des centres-villes comme autant de marqueurs politiques. Célébré internationalement, le cas de Munich (1972) sert ainsi les ambitions de son maire, le social-démocrate Hans-Jochen Vogel, qui entend faire de la « qualité de la vie » un tremplin vers la chancellerie.
Mais à nouveau, l’argument piétonnier peut être surtout vu comme la reformulation d’une utopie contemporaine des sociétés heureuses. Plutôt que de changer réellement la ville, il s’agit d’offrir une vitrine idéalisée d’un autre futur possible. De ce point de vue, la décennie 1970 est prolifique. Des expériences de ville comme happening permanent menées par la municipalité de Vienne en 1971 à la volonté de démontrer la prise en compte des plus fragiles dans les politiques urbaines à New York par le maire John Lindsay en 1972, la piétonnisation devient le laboratoire toujours en mouvement d’une autre société possible. À partir de 1975, la République démocratique allemande fera même de la piétonnisation le symbole d’une ville socialiste centrée sur les besoins humains, par opposition aux transformations « consuméristes » des villes occidentales.
Le règne de l’espace public et de l’urbanité
Au cours des années 1980, la critique de l’approche fonctionnaliste de la ville atteint l’argument piétonnier lui-même. La création de secteurs réservés aux seuls piétons – qui se comptent alors par centaines en Europe, en Amérique du Nord et même en Europe de l’Est – est dénoncée comme une autre forme de démantèlement de l’urbain. Sans jamais disparaître des débats, la piétonnisation se voit doublée par un concept à la fois moins technique et plus englobant : celui d’« espace public ». En France, il est promu dès la biennale d’architecture de Paris en 1980, mais son institutionnalisation internationale interviendra au tournant des années 1990. C’est à cette époque notamment qu’émerge la figure de l’urbaniste danois Jan Gehl.
L’espace public n’est pas qu’un concept d’urbanistes. Il entre puissamment dans le discours politique. En France, il constitue ainsi l’un des axes forts de la « politique de la ville » lancée sous les mandats de François Mitterrand. De manière générale, il devient l’un des leviers de bien des politiques municipales. Derrière sa promotion se joue l’idéal d’une nouvelle « urbanité ». Ce second terme s’impose aussi à la même période et sa définition constituera l’un des grands débats des études urbaines. Replacé dans une analyse de moyenne durée, l’urbanité peut aussi apparaître comme l’extension à la ville tout entière des vertus idéales politiques et sociales qui, dans les années 1940, devaient se concentrer dans le seul civic core piétonnier : une utopie urbaine généralisée.