Dans un contexte post-#MeToo de prise de conscience féministe et d’engagement contre le réchauffement climatique, de nouvelles actrices mobilisent l’écoféminisme qui s’est imposé dans le débat public, tant du côté des militant·e·s politiques à l'échelle nationale (France, Espagne) que des activistes climatiques. Le terme d’écoféminisme a été utilisé par des militantes à partir des années 1970 en Europe, aux États-Unis, en Australie, pour mettre en critique un système patriarcal perçu comme responsable, de manière concomitante et croisée, des inégalités de genre et de l’exploitation de l’environnement. Appliqué aujourd’hui à des réalités diverses allant de la justice environnementale aux mobilisations des femmes du Sud global et des femmes autochtones, le terme a connu plusieurs temps forts, des luttes antinucléaires des années 1970 au champ de la philosophie environnementale dans les années 1990, en passant par les luttes pour la paix et contre le déploiement des armes nucléaires des années 1980.
Un écoféminisme en construction dans les années 1970
Il est difficile de trouver une ou des dates qui marqueraient de manière évidente la naissance de l’écoféminisme. Celui-ci se construit dans les années 1970 à partir d’une matrice culturelle féministe utopique et émerge au croisement de plusieurs pratiques oppositionnelles, parmi les activistes des mouvements environnementalistes, écologistes, pacifistes, antinucléaires. Après l’ébullition de mai 68, les années 1970 sont marquées par une prolifération de luttes et, dans ce contexte, l’installation de centrales nucléaires en Europe de l’Ouest et aux États-Unis rencontre une vive contestation à laquelle participent de manière visible de nombreuses femmes. C’est notamment le cas en 1975 à Wyhl en RFA où le site d’une centrale est occupé pendant neuf mois. Comme à Marckolsheim un an plus tôt du côté français de cette zone frontalière, cette occupation victorieuse est rendue possible grâce à la participation active des femmes du village regroupées au sein du collectif Badische Frauen-Initiative. Cet engagement féminin dans les actions et occupations ne passe pas inaperçu ; l’écrivaine et activiste française Françoise d’Eaubonne forge le terme « écoféminisme » dès 1974 et s’en réclame l’année suivante dans un communiqué publié sous pseudonyme revendiquant le plasticage de la centrale en construction de Fessenheim. Même si la plupart des femmes présentes au sein des luttes environnementales au cours de ces années ne sont pas féministes et que les féministes impliquées dans l’écologie n’articulent pas nécessairement féminisme et écologie, la forte présence des femmes dans les mobilisations en faveur de l’écologie et contre le nucléaire illustre une politisation des luttes à partir d’identités genrées.
Au cours de la même décennie, une sensibilité qu’on peut qualifier a posteriori d’écoféministe se développe aux marges d’un féminisme contre-culturel transnational. Aux États-Unis et en Europe, des féministes, principalement des lesbiennes, se lancent dans l’aventure des communautés et du retour à la terre. Elles mettent en pratique un quotidien centré sur l’expérimentation d’une culture vivrière mais aussi sur l’utopie ou encore la recherche spirituelle. Les « lesbiennes voyageuses » diffusent ainsi dans leur sillage, de Kvindelandet au Danemark à la région toulousaine en France, de l’Oregon à la RFA, une littérature d’anticipation féministe (Joanna Russ), des textes théoriques (Susan Griffin, Mary Daly), des pratiques de santé (self-help, usages des plantes), un intérêt pour l’écoconstruction et le vivant. En RFA, la lutte contre les centrales nucléaires est un des creusets d’articulation entre le mouvement antinucléaire et ce féminisme contre-culturel. En 1980 à Gorleben s’organisent par exemple des actions en non-mixité convoquant ces références utopiques.
Pacifisme et écoféminisme durant la crise des euromissiles
Au tournant des années 1980, plusieurs événements internationaux contribuent à une mutation des mouvements sociaux. L’accident de la centrale nucléaire de Three Mile Island (Pennsylvanie) et la crise des euromissiles renforcent les mobilisations antinucléaires et pacifistes. Au sein d’un mouvement qui surprend alors tous les commentateurs par le nombre des manifestant·e·s, des femmes très mobilisées se revendiquent écoféministes, reprenant le terme proposé par la militante écosocialiste Ynestra King lors d’une conférence organisée aux États-Unis en mars 1980. Le label est véhiculé par le réseau Women and Life on Earth (WLOE) issu de la rencontre et circule parmi une nébuleuse au croisement du féminisme, du pacifisme, de l’écologie, sans pour autant être réapproprié par l’ensemble des femmes engagées en faveur de la paix. Les actions de ces femmes pour la paix se teintent cependant de cette culture utopiste des années 1970 ciblant les liens entre patriarcat et militarisme. En 1981, une marche, proposée par des féministes scandinaves, rallie Stockholm à Paris, bientôt suivie de celle qui, partant du pays de Galles, se dirige vers Greenham Common en Angleterre, où des femmes décident d’occuper nuit et jour en non-mixité les alentours de la base militaire. En RFA, ce sont les die-in contre le nucléaire civil à Cologne dès 1979, l’arrêt des trains qui transportent les fusées à partir de 1983, les circuits en bicyclette entre les bases militaires, les appels à la grève des femmes, les manifestations en non-mixité. La pratique des occupations et des camps de femmes se diffuse à partir de l’expérience du camp de Greenham Common, en Sicile à Comiso, aux Pays-Bas à Soesterberg, en Amérique du Nord et en Australie. Il s’agit alors tout autant de s’opposer, souvent de manière joyeuse, au déploiement des missiles Pershing que de vivre de façon incarnée une culture de paix féministe débarrassée des rapports d’oppression. Si la France connaît des marches mixtes d’ampleur, le mouvement n’y sera jamais aussi massif que chez ses voisins européens. Et les quelques féministes françaises mobilisées auront du mal à se faire entendre du reste du mouvement féministe alors en pleine institutionnalisation.
Théorisation et institutionnalisation de l’écoféminisme
Ces actions s’appuient sur une circulation des militantes et un réseau international en cours de constitution. La publication en 1983 en Angleterre du premier recueil de textes écoféministes, Reclaim the Earth, par Leonie Caldecott et Stephanie Leland, membre de Women and Life on Earth (WLOE), montre à travers le choix des textes l’intention stratégique de faire de l’écoféminisme un mouvement international. Cette première anthologie est en effet une opération de labellisation. Elle commence par une introduction définissant l’écoféminisme et se poursuit avec la publication de textes de diverses provenances : un entretien avec la militante kenyane Wangari Maathai, une analyse de l’accident industriel de Seveso ou encore une description de la situation dans les îles du Pacifique.
Les thèmes développés sont évidemment le mouvement pour la paix mais aussi la santé des femmes, l'alimentation, les nouvelles technologies – et notamment les technologies de la reproduction –, la cause animale, la spiritualité. On voit ainsi, alors même que l'écoféminisme semble lié au mouvement pour la paix, la volonté d’une poignée d’actrices transnationales, interconnectées d’étendre la définition même de l’écoféminisme à d’autres causes. À la même époque, des universitaires féministes allemandes comme Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen, travaillant à l’université de Bielefeld, proposent elles aussi d’articuler féminisme, écologie et critique du colonialisme en portant une attention particulière aux femmes des Sud et à la question de la subsistance.
Dans la deuxième partie des années 1980, les camps des femmes pour la paix se font plus rares alors que la situation internationale se détend et que les missiles sont retirés à partir de 1987. Si le mouvement social s’estompe, les théories écoféministes se diffusent à l’échelle internationale lors des conférences mondiales des femmes et, surtout, sont reprises, approfondies, institutionnalisées, critiquées sur les campus étatsuniens et australiens au tournant des années 1990.