Reclus, l’entraide et l’environnement
Récemment, plusieurs travaux ont abordé la biographie et les travaux d’Élisée Reclus, dont le rôle pionnier dans une géographie sensible à ce qu’on appelle aujourd’hui les « enjeux environnementaux » a été souligné à plusieurs reprises. Fils d’un pasteur protestant du sud-ouest de la France et formé d’abord à la géographie à l’université de Berlin chez Carl Ritter (1779-1859), Reclus passe la plupart de sa carrière en exil comme persécuté politique, dans les premières années du Second Empire (de 1852 à 1857) et après la Commune de Paris de 1871, lorsqu’il est banni pour sa participation au mouvement communaliste et doit se réfugier en Suisse, où il est l’un des fondateurs du mouvement anarchiste international organisé autour de l’Internationale antiautoritaire et de la Fédération jurassienne. Ces troubles ne l’empêchent pas de publier des ouvrages monumentaux comme La Terre (2 vol.), la Nouvelle Géographie universelle (19 vol.) et L’Homme et la Terre (6 vol.). C’est à ses voyages que Reclus doit son attraction pour la nature et pour les activités de terrain (il est aussi un soutien à l’éducation des enfants en plein air), à partir de son séjour de 1856-1857 sur la Sierra Nevada de Sainte-Marthe en Colombie, qui inspire ses premiers écrits sur la « nature tropicale ».
On y trouve déjà une idée de la relation et de l’harmonie intrinsèques que Reclus envisage entre ce qu’on appelle « humanité » ou « culture », et ce qu’on nomme « nature », « milieu » ou « environnement ». Reclus est souvent indiqué comme un précurseur de l’« écologie ». Cependant, si Reclus n’a pas utilisé la définition d’« écologie », ce n’est pas parce que celle-ci n’existe pas à son époque (Pelletier 2013), mais parce qu’elle caractérise alors la pensée du scientifique allemand Ernst Haeckel (1834-1919), dont les positions explicitement antisocialistes s’opposent diamétralement aux idées des géographes anarchistes, notamment Reclus et ses collaborateurs Pierre Kropotkine (1842-1921) et Léon Metchnikoff (1838-1888). Ceux-ci sont alors les inventeurs de la théorie de l’entraide, c’est-à-dire d’une interprétation solidariste du darwinisme considérant la coopération comme un facteur fondamental de l’évolution, contre lesdits « darwinistes sociaux » qui ne conçoivent que la lutte sans trêve et la compétition entre les espèces, ce qu’ils considèrent légitimer aussi les inégalités sociales.
Reclus est personnellement passionné d’escalade et de randonnée, comme il explique dans des écrits célèbres comme l’Histoire d’une montagne. Plusieurs de ses contributions, tels que les articles qu’il publie dans les années 1860 dans la Revue de Deux Mondes, anticipent ce qu’on considère aujourd’hui comme des préoccupations paysagères pour la préservation de la beauté de la montagne contre l’édification des lieux pour leur exploitation touristique. Cependant, Reclus se démarque du concept de « wilderness » exprimé par George Perkins Marsh (1801-1882), ne concevant pas une nature « vierge » et en considérant comme un devoir du genre humain de construire des relations respectueuses avec l’environnement, dont il est partie prenante. L’idée de l’entraide, s’appliquant à la fois à des communautés végétales, animales ou humaines, relève exactement de cette consubstantialité entre mondes humaines et mondes non humains. Cela anticipe les approches contemporaines de l’hybridité et des « géographies plus qu’humaines », qui sont très débattues depuis quelques années. Il est important alors de considérer quelles sont les origines intellectuelles de la théorie reclusienne de la consubstantialité entre humanité et nature, pour comprendre que cela relève de profondes racines intellectuelles qui peuvent encore nourrir les débats environnementaux contemporains.
Le retour productif de « vieilles » idées
La philosophie de la nature, plus précisément la Naturphilosophie allemande, est un élément fondamental de la formation intellectuelle de Reclus. Des sources biographiques démontrent que le jeune Élisée, avec son frère ainé Élie Reclus (1827-1904), lit les œuvres des Naturphilosophen allemands Friedrich Schelling (1775-1854) et Lorenz Oken (1779-1851), à côté de celles de figures centrales du socialisme français comme Pierre Leroux (1797-1871) et Pierre-Joseph Proudhon (1809-1965). Comme le démontrent des travaux historiques, la philosophie de la nature de Schelling, Oken et d’autres exerce aussi une forte influence sur les travaux de géographes comme Alexander von Humboldt (1769-1859) et Ritter lui-même. Dans les années suivantes, c’est en tant qu’experts de langue et culture allemandes que les frères Reclus offrent leurs services à la Revue germanique, pour laquelle ils souhaitent traduire les travaux des philosophes de la nature, en déclarant leurs idées en matière de philosophie : « Nous nous rattachons à l’école de Spinoza » (Institut français d’histoire sociale (IFHS), 14 AS 232, dossier IX, Lettre d’Élie et Élisée Reclus à A. Nefftzer, 6 janv. 1858).
Baruch Spinoza (1632-1677) est également une inspiration importante pour les Naturphilosophen, car son idée de « nature auto-productive » implique que l’intellect humain ne peut pas être séparé de la nature dont il est un produit. Pour les philosophes de la nature, cela constitue l’un des fondements de leur critique d’Emmanuel Kant (1724-1804), dont la pensée est encore considérée par la critique constructiviste comme l’emblème d’une modernité dissociant intellect et nature. Les géographes anarchistes considèrent aussi la pensée de Spinoza comme une référence pour leur éthique de la liberté, où l’individu a le droit de se révolter contre la domination pour des raisons morales. Dans la correspondance entre Reclus et Kropotkine, on trouve cette référence alors que les deux hommes échangent sur leurs souvenirs respectifs de prison, notamment leurs lectures carcérales, qui incluent le philosophe des Provinces-Unies (Archives d’État de la Fédération russe (GARF), Fondy P-1129, op. 2 khr 2103, f 21, Lettre d’É. Reclus à P. Kropotkine, 24 janv. 1884).
Le célèbre aphorisme contenu dans l’exergue de L’Homme et la Terre, « l’homme est la nature prenant conscience d’elle-même », s’explique dans le cadre de cette tradition intellectuelle et de l’interprétation originale que les géographes anarchistes en font, en y ajoutant les idées de coopération et de justice sociale. Plusieurs auteurs se sont focalisés récemment sur le retour de « vieilles » idées en plusieurs champs de la connaissance, avec des connotation politiques parfois progressistes, comme dans le cas de la théorie de l’entraide, parfois beaucoup moins comme dans les cas du déterminisme environnemental, du malthusianisme et du créationnisme.
On peut conclure que, aujourd’hui, le retour de thèmes de la philosophie de la nature à travers des auteurs comme Reclus peut nourrir les sciences de l’environnement de plusieurs manières. Celles-ci incluent la nécessité d’une vision hybride des environnements qui ne sépare pas ce qui est « naturel » de ce qui est « humain », et qui abandonne donc tout déterminisme environnemental, en se focalisant sur des interactions complexes où les cadres spatiaux ne sont pas seulement un contexte, mais des acteurs à part entière de l’histoire, une histoire qui est essentiellement environnementale et ne se sépare pas, comme Reclus aurait dit, de la géographie. Du point de vue éthique, le fait que les êtres humains font partie de la nature donne aussi des limites à leurs prétentions de domination sur celle-ci. Cette idée s’est manifestée récemment dans les différentes facettes de la cause animale (véganisme, végétarianisme, etc.) et peut aussi servir, à l’échelle planétaire, pour relancer la pensée géographique et critique dans les discussions qui ont lieu sur des enjeux vitaux pour la planète tels que le climat.