Décembre 1968 : Garrett Hardin, biologiste, professeur à l’université de Californie à Santa Barbara (UCSB), fait paraître un article dans la prestigieuse revue Science. Hardin n’y présente ni le résultat de recherches de laboratoire, ni une avancée théorique en sciences du vivant. Il propose une expérience de pensée. Prenez, écrit-il, un pâturage exploité en commun par des éleveurs. Lorsque l’un d’eux ajoute une vache, il en tire un bénéfice puisque la bête, une fois engraissée, pourra être tuée puis vendue. Cependant avec cette vache en plus, chaque animal dispose de moins de fourrage et grossit donc moins. Mais — et c’est le point crucial— cet effet négatif est réparti entre tous : pour celui qui a rajouté la vache, la perte est toujours inférieure au gain tiré de son ajout. Chaque éleveur, explique Hardin, a alors intérêt à rajouter toujours plus de bêtes, jusqu’à la destruction complète de la ressource, du pâturage. C’est ce processus qu’il choisit d’appeler la « tragédie des communs » : « tragédie » parce que même s’ils peuvent être conscients de l’issue finale, les éleveurs sont pris dans une logique qui les mène à leur perte —comme dans la tragédie grecque.
L’argument se veut très général. À partir de ce raisonnement, Hardin n’affirme rien de moins que l’incompatibilité entre la propriété commune d’une ressource et sa durabilité. Toute entité physique exploitée en commun serait irrémédiablement vouée à être surexploitée puis détruite. L’article connaît un retentissement immense, jusqu’à devenir l’un des textes les plus lus et les plus cités, depuis 1968, en matière d’environnement, d’économie des ressources mais aussi de droit et de sciences politiques. Avec ce message final, énoncé par Hardin : face à la « tragédie » qui menace les ressources communes, la solution ne peut passer que par leur privatisation ou leur gestion par une instance politico-administrative. En affirmant cette alternative, il définit ipso facto un tiers exclu : une possible gestion par la communauté des usagers.
Comprendre et gouverner les populations
Hardin est au départ un spécialiste de l’écologie des communautés animales, formé avant la Seconde Guerre mondiale à Chicago puis à Stanford. Il travaille pendant sa thèse à analyser le comportement de populations modèles de micro-organismes, pour décrire leurs mécanismes de « luttes pour la vie » en situation de compétition et de pénurie de ressources. Dès cette époque, il embrasse aussi une cause qu’il défendra constamment par la suite : la cause malthusienne.
Recruté à UCSB, Hardin y passera toute sa carrière, sans y faire de recherche mais en se consacrant à une intense activité de vulgarisateur, de polémiste, de militant de la cause néo-malthusienne. Il lutte pour la légalisation de l’avortement —qu’il voit comme un outil de contrôle des naissances. Il réédite Malthus et ses épigones. Il tire à boulet rouge sur les politiques de redistribution et sur le welfare state que, fort de convictions eugénistes, il analyse comme un système favorisant la reproduction des moins capables.
Hardin est partie prenante du groupe de penseurs et de militants qui, dans les USA de la fin des années 1960 et des années 1970, font la synthèse entre la pensée de Malthus et une dénonciation des dégradations écologiques en cours (pollution, chute de la « qualité de vie »). La « tragédie des communs » paraît en 1968, la même année que le livre-manifeste de ce courant, The Population Bomb de Paul Ehrlich. Mais Hardin se distingue : son inégalitarisme, son credo eugéniste, en font un cas à part au sein d’un environnementalisme politique largement acquis aux valeurs progressistes.
Les facettes de la « tragédie »
L’article de Science connaît un succès immédiat en Amérique du Nord. Il arrive à point nommé : l’argument de la « tragédie des communs », à la fois efficace, englobant et spectaculaire, offre une façon de penser les dégradations environnementales qui va au-delà d’une somme de constats particuliers. Il propose un cadre d’analyse unitaire, pour des problèmes aussi différents que la pollution aérienne, la surpêche ou la congestion des espaces urbains. Il capture aussi des raisonnements élaborés précédemment en économie des ressources naturelles.
En Europe, l’influence de l’argument est plus tardive et plus limitée. En France, les premières citations datent du milieu des années 1970, mais le raisonnement de Hardin est surtout popularisé par des auteurs qui, au milieu de la décennie suivante, cherchent à promouvoir une approche néolibérale des enjeux environnementaux, autour du mot d’ordre « privatiser pour conserver ». Cette réception correspond à une tendance plus générale tendant à enrôler la « tragédie » comme réquisitoire en faveur de la propriété, alors que la conclusion de Hardin était ambivalente. On retrouve une temporalité analogue en Angleterre, où la référence circule plus rapidement mais où elle fait surtout florès médiatiquement dans les années 1980, pour évoquer les menaces pesant sur les animaux sauvages et les effets désastreux de la surexploitation des océans.
L’argumentaire de Hardin fait émerger, pour traiter de ces espaces planétaires qui, comme la haute mer, ne sont pas directement appropriés, un concept central de la pensée environnementale contemporaine : celui de « global commons ». Il apparaît d’abord en 1970 sous la plume de Paul Ehrlich, sous la variante « world commons ». Puis l’année suivante William Ross, un doctorant de l’université de Washington, fixe l’expression sous sa forme définitive pour traiter des océans menacés par la pollution, la surpêche, l’exploitation du sous-sol. Ces caractérisations dérivent directement de l’argument de Hardin : l’idée est que certaines entités (haute mer, espace ou atmosphère) sont ouvertes à l’exploitation de tous, firmes ou États, et sont donc des « communs » planétaires courant à la tragédie. Cette logique et le vocable qui l’accompagne se diffuseront tout azimut, jusqu’à devenir omniprésents des discours militants aux déclarations convenues des grands sommets pour la planète.
Les « commons » de part et d’autre de l’Atlantique
La « tragédie des communs » est aussi, et peut-être d’abord pour Hardin, un argument sur la (sur)population. Ce que cherche à décrire Hardin, ce sont ces ressources de la société qui, érigées en commun dont tous peuvent profiter, finiront par être ruinées par toutes les bêtes (i.e. les enfants) qu’on rajoute au pâturage… C’est en particulier une critique implicite de la « War on Poverty » de Lyndon B. Johnson (1964-1969) et de ses effets. La lisibilité de ce message refluera avec l’influence de l’environnementalisme néomalthusien. Ce qui subsistera, en revanche, c’est l’introduction, dans le discours savant, médiatique et politique, d’une conception profondément déformée de ce qu’est un « commons ». Hardin a emprunté ce terme au corpus malthusien anglais, mais avec une distorsion majeure : les « commons » de Hardin ne ressemblent en rien aux « commons » historiques concrets, par lesquels les communautés gouvernaient leurs ressources communes. Ils ne sont synonymes que de « libre accès ». Ce point sera notamment souligné par l’historien britannique E.P. Thompson, dans ses travaux de référence sur l’histoire des enclosures et des communs ruraux à l’époque moderne. L’anthropologie économique d’abord, puis les travaux de la politiste Elinor Ostrom, démontreront de leur côté à quel point ces « communs » « réels » ont au contraire une capacité à durer, loin, bien loin de l’implacable « tragédie » annoncée par Hardin.