Depuis les années 1970, le concept d’environnement a reconfiguré notre manière de considérer la nature en tant que question politique. L’histoire environnementale nous a fait prendre conscience des nouvelles perceptions et conceptions de la nature ; elle nous a également permis d’identifier les acteurs et pratiques politiques impliquées dans la politisation lente et progressive de la nature et de l’environnement. À travers l’étude de ce processus en Europe au cours des deux derniers siècles, on constate que les idées, acteurs, et pratiques sont inextricablement liés.
Les conceptions de la nature issues des Lumières et du romantisme
La manière de concevoir la nature a évolué au cours du temps, mais des idées différentes ont également coexisté à la même époque. Cela a souvent donné lieu à des désaccords lorsqu’il s’est agi de déterminer les priorités politiques sur le sujet. Pendant le siècle des Lumières, une nouvelle perception scientifique de la nature voit le jour. Elle opère un compartimentage de la nature dérivé de l’analyse de certaines forces et de certains mécanismes. En réponse aux préoccupations anciennes des gouvernements concernant leurs ressources forestières, les forestiers inventent l’idée de « développement durable ». Cette idée désigne simplement l’impératif de régénération naturelle, c’est-à-dire l’impératif de ne pas exploiter plus de ressources forestières que celles susceptibles de se reconstituer dans une période de temps déterminée. Les forestiers mettent en place des plantations forestières d’arbres de la même espèce et du même âge (principe d’homogénéité des peuplements). Cela facilite grandement la planification future, et informe la pratique forestière jusqu’au xxe siècle bien avancé. Néanmoins, cette idée n’a pas grand-chose à voir avec le développement durable au sens moderne et écologique.
Par contraste, au xixe siècle les romantiques apprécient principalement la nature pour sa beauté, comme l’illustrent les nombreuses peintures de paysage et descriptions littéraires de forêts, de lacs et de rives. Cette appréciation esthétique nouvelle de la nature est étroitement liée au sentiment de sa disparition due à l’accélération de l’urbanisation et de l’industrialisation. En effet, la révolution industrielle a pour conséquence une pollution de l’air et de l’eau sans précédent. À l’origine, les enjeux de ce problème sont en grande partie locaux. Lorsque des désaccords apparaissent, ils sont réglés à l’échelle locale par des tribunaux ou des organes administratifs. Tout le monde n’est pas en mesure d’exiger réparation. Les ouvriers et la part la plus pauvre de la population souffrent démesurément de la pollution, tandis que ceux qui peuvent se le permettre s’installent dans les banlieues plus vertes, en plus haute altitude, et situées plus à l’ouest.
L’émergence de la conservation de la nature jusqu’à la Première Puerre mondiale
Vers la fin du xixe siècle, l’inquiétude au sujet de la nature croît parmi les citoyens aisés et éduqués. Ils forment des groupes de protection de la nature (ainsi que de la culture) à des fins esthétiques dans leur région – Heimat ou petite patrie. À l’époque de la montée du nationalisme, la préservation de la nature est de plus en plus souvent mise en avant en tant que cause patriotique. L’idéalisme antimoderniste et anticapitaliste informe une partie de la critique formulée par le mouvement patriotique au sujet de la taille des haies ou de l’intensification de la production agricole, par exemple. L’émergence des intérêts touristiques renforce le soutien local comme par exemple en Rhénanie, cœur du tourisme au xixe siècle, ou en France, contre l’exploitation minière des formations rocheuses pittoresques. Ces groupes montrent leur désaccord par des lettres adressées aux autorités, ou organisent des loteries afin de lever des fonds leur permettant d’acquérir des terres.
L’une des idées les plus déterminantes pour la conservation de la nature au tournant du xxe siècle est la protection des « monuments naturels », des curiosités esthétiques et scientifiques d’histoire naturelle comme les vieux arbres ou les rochers pittoresques, ce qui s’ajoute au modèle bien établi de la conservation des monuments culturels. Hugo Conwentz, commissaire prussien pour la protection des monuments naturels, popularise cette idée en Allemagne et fait pression en faveur de son application dans toute l’Europe : les Européens doivent protéger la nature conformément à la conception européenne du paysage façonné par l’homme, plutôt que de s’aligner sur le modèle américain des grands parcs nationaux et de la préservation de grandes étendues sauvages (« wilderness »). D’un point de vue politique, cela est beaucoup plus aisé à mettre en place que l’acquisition et la protection de vastes étendues de terres inhabitées. En effet, avant et après la Première Guerre mondiale, les conservationnistes européens protégent non seulement les « monuments naturels » mais aussi des régions entières, tandis que d’autres s’inspirent du modèle américain pour mettre en place des parcs nationaux, comme en Suisse ou en Suède. La nature apparemment sauvage et vierge des colonies européennes fascine une certaine élite scientifique européenne, des officiers des colonies et des chasseurs de gros gibier qui coopèrent pour encadrer la protection de la vie sauvage (et du gibier) principalement en Afrique.
La protection des animaux, notamment des oiseaux, est en effet centrale pour la conservation de la nature à la fin du xixe siècle. Dans de nombreux pays, les lois de protection des oiseaux – telle que celle de la jeune nation allemande fondée en 1888 – figurent parmi les textes de législation en matière de conservation les plus précoces, même s’il ne s’agit de ne protéger que les oiseaux « utiles » à l’agriculture. À partir des années 1880, des associations de protection des oiseaux sont fondées en Grande-Bretagne, en Allemagne et dans plusieurs autres pays européens. Leur nombre d’adhérents augmente rapidement. Ces associations tissent des liens avec le milieu de la politique et accumulent des connaissances scientifiques spécialisées en ornithologie. Au sein de ces groupes, les femmes jouent un rôle crucial, parfois en tant que directrices. Les divisions de classes interdisent cependant aux ouvriers de rejoindre les associations bourgeoises. Ils établissent donc leurs propres groupes de défense de la nature qui encouragent les sorties récréatives et s’efforcent de diffuser le savoir sur la nature ainsi que d’encourager son appréciation.
Nationalisme et conservation scientifique dans l’entre-deux-guerres
Pendant les années de l’entre-deux-guerres, les réseaux européens de scientifiques et de conservationnistes ne se remettent que très lentement de la Grande Guerre. La création de la Ligue des Nations devient un nouvel interlocuteur. Diverses pratiques nationales de conservation se poursuivent, elles sont pour la plupart liées à une idéologie nationaliste, toujours au fait de la science : certains des nouveaux états comme la Pologne ou la Tchécoslovaquie créent des parcs nationaux pour célébrer la nature de leur nation. Les gouvernements autoritaires soutiennent également la protection de la nature. L’Italie fasciste aménage des parcs nationaux, tandis que l’Allemagne nazie fait passer une loi radicale de protection de la nature. Dans les années 1930, tandis que la société civile se désintègre dans plusieurs pays, les groupes de conservation allemands rejoignent très volontiers le national-socialisme. Les paysagistes deviennent des acteurs de premier plan. En tant qu’experts de la planification environnementale, ils tentent par exemple d’intégrer les autoroutes récemment construites dans le paysage afin de respecter les beautés de la nature et d’encourager les sentiments patriotiques. Les paysagistes allemands organisent également la « germanisation » des paysages dans les zones occupées d’Europe de l’Est.
Divisions et continuités dans la période de l’après-guerre
La division de l’Europe suite à la Seconde Guerre mondiale ouvre différentes voies pour la conservation de la nature. Dans l’Europe centrale et de l’Est sous domination soviétique, les gouvernements communistes tentent de faire coexister idéologiquement la préservation de la nature et les nouvelles sociétés socialistes à bâtir. Ils soulignent que la victoire contre le capitalisme mettrait aussi un terme à l’exploitation de la nature. Les groupes de conservation de la nature sont intégrés à des organisations contrôlées par le gouvernement comme la Ligue culturelle en Allemagne de l’Est, dont la célébration de la nature et de la culture d’une patrie (ou Heimat) socialiste perdure les traditions issues du xixe siècle. À la même époque, dans les années 1950, les pays socialistes font passer de nombreuses lois ambitieuses de conservation de la nature et créent de nouveaux parcs nationaux tel que le parc transnational Tatra (entre la Tchécoslovaquie et la Pologne) ou tels que les nouveaux parcs en Yougoslavie.
En Europe de l’Ouest, des idées plus anciennes datant du mouvement de conservation de la nature et du Heimat au xixe siècle continuent de se développer dans les années 1950 et 1960. En Allemagne de l’Ouest et en Autriche, des musées et des films qui célèbrent les traditions et les paysages pittoresques offrent un réconfort aux nombreux réfugiés chassés d’Europe centrale et de l’Est. La planification du paysage se développe au temps de la planification gouvernementale. Les membres aisés de la société participent activement à la protection de la nature. Le marchand d’Hambourg Alfred Töpfer achète des terres en zone rurale pour y créer des « parcs de protection de la nature » où les pratiques agricoles traditionnelles et les paysages peuvent être préservés, tout en les ouvrant au public à des fins touristiques.
La croissance économique des années d’après-guerre provoque l’essor d’une consommation et d’une motorisation de masse ainsi que la révolution chimique. Si les produits chimiques font augmenter la productivité agricole, ils menacent les paysages et la biodiversité. Le Printemps silencieux de Rachel Carson, publié en 1962 et rapidement traduit dans toutes les langues européennes, est une mise en garde contre l’impact du DDT et d’autres substances chimiques sur la santé humaine et la nature. Vers la fin des années 1960, les scientifiques et les experts recueillent des données alarmantes sur la pollution, la gestion des déchets et la destruction de l’environnement dans tous les pays. Les organisations internationales offrent une plateforme aux préoccupations sur ces sujets. Les gouvernements discutent de plus en plus de l’impact des effets secondaires de la croissance sur la qualité de vie de leurs citoyens et amorce une politique environnementale.
L’essor de l’écologie
C’est en 1972, lors de la conférence des Nations unies sur l’environnement de Stockholm, que l’environnement s’invite véritablement au cœur des préoccupations. Les conférences qui ont lieu en marge de la conférence de Stockholm sont une opportunité inédite pour diffuser la pensée écologiste, notamment sur le fait que la pollution et la protection de la nature sont les deux faces d’une même pièce, que la science et l’écologie doivent informer tout diagnostic environnemental, et que le problème environnemental, mondial et urgent, doit être réglé par des mesures politiques. L’environnement n’est pas simplement une idée, mais aussi un enjeu politique qui pose des questions de stratégie politique. En effet, dans les temps qui précédent et suivent Stockholm, la plupart des gouvernements en Europe (de l’Est comme de l’Ouest) créent des ministères de l’environnement, des agences environnementales ou des programmes environnementaux. Dans la suite de Stockholm, les Communautés européennes (CE) promulguent le premier programme d’action pour l’environnement qui jette les bases de nombreuses lois à venir sur le contrôle de la pollution de l’air et de l’eau, et même sur la protection des oiseaux dans le courant des années 1970. Ainsi, les directives européennes encadrent et uniformisent les lois environnementales européennes dans tous les pays membres dès que la nouvelle politique de protection de l’environnement voit le jour, et les groupes environnementaux coopèrent et se professionnalisent de plus en plus de manière à se faire entendre des décisionnaires européens.
Le début des années 1970 voit aussi de nouveaux mouvements environnementaux prendre la place des anciens mouvements de conservation de la nature. Ces nouveaux mouvements se distinguent non seulement par leur composition sociale, car ils attirent désormais des jeunes et des personnes ayant des idées de gauche, mais aussi par le « style » avec lequel ils prennent part à la lutte politique. Traditionnellement, la conservation de la nature préoccupe les personnes âgées et conservatrices qui rédigent des lettres ou des pétitions dociles aux autorités, ou qui tissent un réseau de relations avec des personnes influentes. En revanche, les nouveaux écologistes sont influencés par les nouvelles idées de gauche et les moyens de protestation des mouvements étudiants de 1968. Ils mettent en scène des manifestations spectaculaires dont l’objectif est d’obtenir une couverture médiatique. L’écologie met également de nouvelles questions à l’ordre du jour en les traduisant en termes de problèmes environnementaux. Le plus saillant et controversé d’entre eux est l’énergie nucléaire qui se généralise à l’époque dans toute l’Europe en prévision de l’accroissement des besoins en électricité. Les conservationnistes sont souvent en faveur de l’énergie nucléaire car ils la voient comme une source d’énergie « propre » qui contraste avec la saleté du charbon ou les barrages hydroélectriques. La coopération transnationale entre les écologistes permet de diffuser rapidement des informations sur l’impact potentiel des radiations et des déchets nucléaires. En reliant les préoccupations des habitants à l’échelle locale au sujet de la terre, de l’eau et de la production agricole, à la nouvelle critique écologiste, la mobilisation contre le nucléaire aide également à propager de nouvelles formes de protestation comme l’occupation de sites, les manifestations de rue, ou des modes informels d’organisation de groupes citoyens militants. Néanmoins, d’anciennes questions de conservation telle que la protection des oiseaux continuent de se poser. Dans plusieurs pays, l’écologie obtient une voix parlementaire grâce à la création de partis verts.
Nouvelles préoccupations depuis les années 1980
De nouvelles préoccupations voient le jour dans les années 1980, lorsque les questions environnementales sont de plus en plus perçues et représentées comme désastreuses, même si, dans le détail, existent des variantes d’un pays à l’autre. Le dépérissement forestier (Waldsterben) alarme de nombreux Allemands de l’Ouest et pousse enfin le gouvernement à prendre des mesures contre la pollution de l’air, objet de préoccupations à l’échelle internationale depuis le début des années 1970. Les répercussions de Tchernobyl varient aussi considérablement selon les pays d’Europe, mais l’événement contribue à considérer la société moderne comme une « société du risque » (Ulrich Beck). Enfin, les années 1980 sont également la décennie pendant laquelle on s’alarme du trou dans la couche d’ozone – problème pouvant être résolu grâce à des négociations à l’échelle internationale et à la technologie – ainsi que de l’accélération du changement climatique en tant que problème environnemental planétaire le plus menaçant de tous et face auquel les solutions sont bien plus difficiles à trouver.
Dans les années 1980, de nouveaux concepts (et mots à la mode) politiques et scientifiques émergent et sont encore largement utilisés aujourd’hui. La biodiversité établit un lien entre les idées écologiques et conservationnistes, et constitue un indicateur de la qualité écologique des habitats. La durabilité, ou le développement durable, réconcilie la préoccupation environnementale des pays développés du Nord avec la course au développement dans les pays du Sud. Toutes ces questions font l’objet de négociations dans des forums internationaux tout en informant les débats qui se déroulent à l’échelle locale.
La chute du rideau de fer en 1989-1990 fait s’éclipser les questions environnementales pour quelque temps à la faveur des problèmes sociaux et économiques urgents ainsi que de la transition démocratique. Cela est surprenant, étant donné le rôle majeur joué par les questions environnementales au sein de l’opposition aux anciens régimes socialistes. La transition économique est avantageuse pour l’environnement en raison de la fermeture de certaines industries polluantes, même si c’est au prix d’un taux élevé de chômage. L’aide technologique et financière de l’UE et la transposition des lois et des normes environnementales en vue de l’adhésion à l’UE permettent la mise en place de politiques environnementales plus efficaces, tandis que l’émergence de la consommation de masse a également un impact négatif sur l’environnement.
Dans les années 1990, les décisionnaires politiques – d’abord et avant tout au niveau de l’UE mais aussi dans certains des pays membres – cherchent à réformer les instruments et les pratiques politiques environnementales. Dans l’esprit (néo)libéral de fascination pour les marchés, les lois contraignantes et les mesures administratives sont tournées en dérision et dénoncées comme des formes de commandement et de contrôle inefficaces qui doivent être remplacées par l’utilisation des forces du marché. L’un des résultats de cette redistribution des cartes est l’introduction du marché des quotas d’émission comme pièce centrale de la politique de lutte contre le changement climatique de l’UE, même s’il est accompagné de moyens plus traditionnels comme les normes d’émissions pour les voitures.
Conclusion
L’histoire environnementale de l’Europe des deux cents dernières années se caractérise donc par une transformation considérable des idées et des idéaux concernant la nature et l’environnement qui fut masquée par de curieuses persistances terminologiques, comme c’est le cas avec le « développement durable » qui a toutefois totalement changé de signification. L’éventail des acteurs a évolué et s’est élargi, si bien que les gouvernements et les organisations internationales ont fini par jouer un rôle central. Là où cela fut possible et toléré, la société civile eut un impact, des associations du xixe siècle aux groupes militants citoyens, jusqu’aux ONG environnementales d’aujourd’hui qui sont de plus en plus professionnalisées. En accord avec tout cela, les pratiques politiques ont également évolué depuis les pétitions dociles du xixe siècle jusqu’aux protestations plus massives qui culminent dans les années 1970 et 1980. Cependant, les manifestations de rue semblent avoir resurgi récemment avec la « grève mondiale pour l’avenir » et la présence écrasante de jeunes qui, comme leurs grands-parents dans les années 1970, s’inquiètent pour l’avenir de la planète.