En 2013, la loi française reconnaît à « toute personne physique ou morale […] le droit de rendre publics ou de diffuser un fait, une donnée ou une action, dès lors que la méconnaissance de ce fait, de cette donnée ou de cette action lui paraît faire peser un risque grave sur la santé publique ou pour l'environnement ». Plus de vingt ans après le Whistleblower Protection Act états-unien (1989), des contours juridiques viennent protéger le lanceur d’alerte français. Aucun dispositif de cette nature n’existait encore dans la France dite des « Trente Glorieuses », occupée à planifier l’amélioration de sa productivité économique et à rationaliser l’aménagement de son territoire. Pourtant, bien avant la médiatique conférence des Nations unies sur l’environnement (Stockholm, 1972), des hommes et des femmes travaillèrent à la diffusion de leurs savoirs, acquis dans le silence d’un laboratoire, d’un bureau ou d’une activité amatrice, pour prévenir des menaces collectives pesant sur la santé publique et sur l’environnement. Quels furent les foyers de ce savoir et les motifs d’alerte ? Comment les messages furent-ils médiatisés et jusqu’à quel point sont-ils demeurés des « cris dans le désert » ?
Les figures de proue de l’alerte scientifique
Le Muséum national d’histoire naturelle est impliqué dans la conservation de la nature dès le xixe siècle avec la Société d’acclimatation. Cette mission est poursuivie après-guerre par quelques-unes de ses grandes figures : le spécialiste des déserts Théodore Monod, le mycologue Roger Heim ou encore l’ornithologue Jean Dorst. Ce sont moins leurs recherches fondamentales que leurs missions répétées à travers le monde qui leur révèlent l’étendue planétaire des dégradations naturelles. Cette vision globale, ils l’acquièrent également dans leurs échanges avec leurs pairs à l’étranger, en particulier au sein de l’Union internationale pour la protection de la nature fondée en 1948. Mais ils font le choix de ne pas rester cantonnés aux cercles scientifiques et partagent avec le grand public leur inquiétude sur la disparition des espèces végétales et animales, sur les méfaits de la pollution, sur la pression démographique altérant les équilibres naturels. Précocement, Roger Heim anime dès 1950 un cycle d’émissions radiophoniques sur la protection de la nature. Puis il publie en 1952 Destruction et protection de la nature. En 1955, il organise l’exposition « L’homme contre la nature » au Muséum. En 1963, il se rallie au cri de Rachel Carson contre l’industrie chimique en préfaçant la traduction française de Printemps silencieux. Jean Dorst crée un électrochoc avec la publication de son essai Avant que nature meure en 1965.
La sensibilité naturaliste, partagée par les scientifiques du Muséum, anime certaines figures du petit et du grand écran. Fort de son image d’explorateur des fonds marins dont il a révélé au public la richesse poétique dans Le monde du silence (1956), Jacques-Yves Cousteau mobilise en 1960 les médias et les élus locaux pour dénoncer le scandale des fûts de déchets nucléaires prêts à être jetés dans la Méditerranée. L’émission télévisée La vie des animaux produite par Frédéric Rossif entre 1952 et 1976 sensibilise plusieurs générations à la beauté du règne animal et aux méfaits de la prédation humaine qu’il met particulièrement en avant dans sa série L’apocalypse des animaux en 1973. Ces deux figures sont les relais médiatiques des nombreuses associations locales se réunissant en 1968 dans la Fédération française des sociétés de protection de la nature (FFSPN).
Les dissidents du monde agricole et de la sensibilité naturiste
Le milieu des ingénieurs agronomes constitue une autre pépinière. Propulsés par l’État fer de lance de la modernisation agricole après-guerre, certains d’entre eux entrent en résistance. Ainsi André Louis démissionne de son poste de directeur départemental des services agricoles en 1949 et cofonde en 1964 l’association « Nature et progrès » promouvant une alternative : les méthodes agrobiologiques. Le jeune ingénieur agronome Claude Aubert poursuit son combat au sein de « Nature et progrès » après la disparition de ses fondateurs en 1970. La labellisation « agriculture biologique » sera reconnue par la loi d’orientation agricole de 1980. L’agronome René Dumont opère lui aussi une conversion. Le premier candidat écologiste aux élections présidentielles en 1974 a passé le début de sa carrière à dispenser les « leçons de l’agriculture américaine » pour lutter contre la faim et les inégalités dans le monde. Au tournant des années 1970, il prend conscience des limites du modèle productiviste et politise sa défense de l’écologie en publiant en 1973 L’utopie ou la mort.
La sensibilité naturiste a déclenché d’autres formes d’engagement. Présupposant que le monde moderne aurait détruit l’harmonie originelle entre l’homme et la nature, le naturisme appelle une réforme des habitudes de vie quotidienne, touchant à l’habitat, à l’alimentation, au vêtement, etc. Le fondateur des coopératives « La vie claire », Henri Charles Geffroy, le négociant en blés Raoul Lemaire, l’instituteur Jean Pignero à l’origine de l’Association pour la protection contre les rayons Ionisants (1962) ou encore le fondateur du journal La gueule ouverte Pierre Fournier partagent cette relation inquiète à une alimentation dégradée par l’industrie et par les pollutions et accusée d’être à l’origine de vastes problèmes sanitaires.
Intellectuels et hauts fonctionnaires critiques de la modernité
Parallèlement, des penseurs bâtissent une critique de la modernité mettant en garde la civilisation technicienne, technocratique, consumériste contre les retombées de son hubris. Au tournant des années 1970, les philosophes Serge Moscovici, Bernard Charbonneau, Edgar Morin, André Gorz publient des essais marquants : respectivement Essai sur l’histoire humaine de la nature (1968), Le jardin de Babylone (1969), Le paradigme perdu : la nature humaine (1973), Écologie et politique (1975). Dans la tradition française des engagements intellectuels, ils sortent de leur tour d’ivoire et rejoignent des actions militantes. André Gorz et Serge Moscovici participent aux Amis de la terre, Edgar Morin nourrit la réflexion du Groupe des dix et Bernard Charbonneau s’engage auprès du comité de défense de la côte Aquitaine. Ils s’expriment également dans la presse écologiste naissante : La Gueule ouverte, Le Sauvage, Combat nature.
Enfin de hauts fonctionnaires avertis alertent sur les méfaits de l’aménagement du territoire, en particulier sur la défiguration des paysages. Cette sensibilité esthétique incarnée depuis 1901 par la Société pour la protection des paysages habite Philippe Saint-Marc en charge de l’aménagement de la côte Aquitaine entre 1967 et 1970. Son appel à concilier développement économique et sauvegarde des écosystèmes prend la forme d’un essai diffusé à cent mille exemplaires, Socialisation de la nature (1971). C’est également depuis la DATAR que Serge Antoine élabore en 1970 les Cent Mesures pour l’environnement qui préfigurent les missions du ministère de la Protection de la nature et de l’environnement créé le 7 janvier 1971.
Chaque lanceur d’alerte énonce sa propre perception du danger. Le risque nucléaire, les pollutions, la pression anthropique sur les écosystèmes, la disparition des espèces, la défiguration des paysages, l’altération de la qualité alimentaire, l’appauvrissement des sols sont autant de motifs d’inquiétude relatifs à ce qu’on ne nomme pas encore l’« environnement ». Quant aux moyens d’alerte, ils sont inégaux : le tract d’une association locale aura certes un impact moindre qu’un film, une exposition, une émission ou un livre. Toutefois, la nature du vecteur n’explique pas à elle seule l’impuissance de ces cris d’alarme. Les conditions culturelles et politiques de leur réception agissent à cette époque comme des éteignoirs. Souvent marginalisées dans les médias grand public, ces voix sont réduites à de mauvais augures de Cassandre à contre-courant de la modernité.