Ernst Haeckel est considéré comme le père de l’écologie, terme qu’il a forgé en 1866 pour définir la science qui cherche à étudier les rapports entre un organisme et son environnement. Pour autant, il ne se contente pas de mener des recherches en biologie mais s’attache, tout particulièrement à la fin de sa vie, à définir une véritable pensée écologique, autrement dit une vision des rapports que l’homme doit entretenir avec son milieu. Haeckel se positionne de manière spécifique entre deux pôles, entre la volonté de comprendre la nature et l’aspiration à définir de nouveaux rapports entre la société et celle-ci. Dans la première moitié du xxe siècle, de nouveaux concepts, tels que celui de biocénose ou celui de succession écologique, sont explicités à la faveur de l’analyse critique des nouveaux modes d’exploitation industrielle des ressources.
Alors que l’Europe de l’Ouest connaît une période de forte croissance à partir des années 1950, la dégradation accélérée des écosystèmes, l’urbanisation et l’essor des pollutions alimentent des débats et des controverses et contribuent à ériger l’environnement comme politique publique au tournant des années 1960 et 1970. Jusqu’alors branche relativement peu connue de la biologie, l’écologie se voit propulsée sur le devant de la scène et des acteurs nouveaux s’en réclament pour porter un message dans l’espace public, ce qui reflète les interrogations des sociétés européennes face à leur modèle de développement. Pour les scientifiques concernés par les enjeux environnementaux, de multiples articulations entre science et politique se dessinent alors, qu’il s’agisse de l’exercice d’une fonction critique, d’une posture d’expert ou encore de l’aspiration à modeler des politiques publiques, voire le corps social dans son ensemble en fonction des enseignements de l’écologie.
Face à la grande accélération après la Deuxième Guerre mondiale
À partir des années 1950, certains scientifiques définissent progressivement de nouvelles grammaires critiques pour se positionner face aux enjeux environnementaux. Celles-ci prennent en compte non seulement les transformations de l’environnement dans le cadre de la grande accélération post-1945 mais aussi les mutations sociales, économiques et culturelles plus globales des sociétés ouest-européennes, qu’il s’agisse de l’essor de nouveaux médias ou de la montée globale du niveau de formation de la population.
Professeur au Muséum national d’histoire naturelle, Roger Heim est très actif en tant que président de l’Union internationale pour la conservation de la nature mais aussi comme essayiste (L’angoisse de l’an 2000, 1973). Il insiste sur le caractère systémique des relations de l’homme à son environnement et la manière dont la société industrielle en constitue une perturbation, soulignant les limites des écosystèmes et l’impact sur la santé des individus. D’autres scientifiques dépassent ce rôle de lanceur d’alerte en considérant que leurs connaissances pourraient être appliquées directement au corps social qui pourrait obéir à des lois de la nature. Le biologiste et zoologue autrichien Konrad Lorenz est de ceux-là lorsqu’il développe la théorie de la dégénérescence envisagée comme un fait à la fois biologique et de civilisation. Enfin, d’autres scientifiques renouvellent une approche héritée de l’éducation populaire en tirant parti des médias de masse pour tenter de sensibiliser le public à la beauté et au respect de la nature tout en introduisant des notions d’écologie. Au Royaume-Uni, le botaniste David Bellamy s’illustre par ses émissions régulières à la BBC depuis les années 1970.
Parallèlement, c’est durant cette période que de nouvelles organisations apparaissent pour dépasser le modèle de la société savante apparu au xixe siècle. En RFA, le Deutscher Naturschutzring fédère dès 1950 quinze associations tandis que la Fédération française des sociétés de protection de la nature est créée en octobre 1968 et incarne sur le plan national un processus observable au niveau départemental et régional. Il s’agit alors d’attirer plus d’adhérents et de peser davantage sur les pouvoirs publics dans un contexte où une législation spécifique se met en place dans le domaine environnemental.
L’ère du développement durable
Au tournant des années 1960 et 1970, dans une période marquée par une forte conflictualité politique, l’émergence de groupes écologistes qui s’appuient, à des degrés divers, sur des données scientifiques pour appeler à une transformation de la société pose question aux scientifiques dont certains investissent l’arène politique tels que René Dumont et Philippe Lebreton en France ou encore Barry Commoner aux États-Unis. Pour autant, nombreux sont les scientifiques qui demeurent attachés à l’idée d’une science neutre et apolitique et se reconnaissent davantage dans la figure de l’expert, particulièrement prégnante dans les années 1980 et 1990. Doté d’une compétence scientifique incontestable dans un domaine précis, l’expert serait capable, à ce titre, d’éclairer l’opinion mais surtout de conseiller les pouvoirs publics qui prendront les décisions une fois informés.
Le concept de développement durable défini au cours des années 1980 et notamment diffusé dans le rapport Brundtland, Notre avenir à tous (1987), participe puissamment de cette promotion de l’expertise. L’idée de concilier les enjeux sociaux, environnementaux et économiques se conjugue en effet avec un affaiblissement des idéologies pour alimenter une approche non agonistique des enjeux environnementaux ; dans cette perspective, seule une action consensuelle à une vaste échelle est considérée comme pertinente. Le développement durable influence durablement les politiques publiques dans ce domaine tandis que les acteurs connaissent une socialisation commune dans le cadre de grandes ONG (qu’on pense au WWF ou à Friends of the Earth) et à l’occasion de grandes conférences internationales telles que celles de Rio de Janeiro (1992) ou de Johannesburg (2002).
Créé en 1988, le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) incarne tout particulièrement cette nouvelle modalité des rapports entre science et politique qui se cristallise autour de la figure de l’expert dont la fonction est d’établir un consensus scientifique pour permettre à l’action publique de se déployer mais sans jouer un rôle directement politique. À bien des égards, Bert Bolin, qui en est le directeur entre 1988 et 1997, incarne cette approche qui conduit au protocole de Kyoto (1997).
Les scientifiques et le spectre de l’effondrement
Dans le courant des années 2000, plusieurs facteurs remettent en cause ce consensus relatif autour de l’idée d’expertise au service d’un développement durable. La radicalisation de la crise environnementale et la montée des inquiétudes autour des conséquences du changement climatique contribuent ainsi à structurer une opposition entre les chercheurs qui mettent en garde contre la probabilité d’un effondrement – qu’on pense à John Beddington au Royaume-Uni – et ceux qui, dans une approche conservationniste réactualisée, considèrent que la technologie pourrait permettre l’avènement d’un « bon, voire remarquable, Anthropocène ».
Durant ces dernières décennies, le renouveau de mobilisations transnationales plus explicitement critiques à l’égard du modèle de développement conduit par ailleurs à la promotion d’autres figures que celle du chercheur, qu’on pense à l’altermondialiste, au zadiste ou, plus récemment, aux militants d’Extinction Rebellion. Cette tendance conduit à repenser les enjeux environnementaux en termes de choix politiques et de modèle de développement dans le cadre de transformations éventuellement envisagées de manière agonistique où la place du scientifique se trouve interrogée.