La notion de « tournant environnemental » désigne, pour les pays à économie mixte ou capitaliste, à la fois l’avènement des mouvements écologistes autour de 1968, l’adoption de mesures conservationnistes et anti-pollution et l’institutionnalisation de ces questions au niveau des États, parallèle à la naissance du Programme des Nations unies pour l’environnement (1972). L’Union soviétique connaît aussi un verdissement, mais aléatoire et bien pâle en comparaison. Sa première phase correspond au « dégel » politico-culturel qui suit la mort de Staline, marquée par quelques succès de l’environnementalisme des milieux académiques et littéraires. Elle est suivie d’une longue mise en sourdine après 1966, compensée par de timides avancées institutionnelles à partir de 1972. Ce tournant environnemental est donc limité, mais il initie un débat intellectuel sur la vulnérabilité de la « biosphère », qui prépare la remise en cause du modèle productiviste après 1986.
Une éco-déstalinisation inachevée : les appels à la « défense de la nature » (1953-1966)
Le « Dégel » des années Khrouchtchev (1953-1964) permet la renaissance d’une critique écologique en URSS, après les années de terreur qui avaient secoué le monde scientifique et vu la destruction des sciences biologiques et agronomiques par Trofim Lyssenko, pseudo-chercheur soutenu par le pouvoir de 1929 à 1955. La Société panrusse de protection de la nature, créée en 1924, retrouve alors une certaine autonomie, même si, avec plusieurs millions de membres sur le papier, elle est davantage une courroie de transmission du pouvoir qu’un lieu de contestation verte. La presse centrale fait à nouveau écho, comme dans les années 1920, aux controverses sur la pollution de l’eau et la surexploitation des forêts ou des sols. À la première génération des « défenseurs de la nature », des biologistes actifs dans les sociétés savantes naturalistes pour la plupart, se joignent quelques figures de l’intelligentsia scientifique (géographes, pédologues, géologues, hydrologues puis économistes), et des écrivains qui s’interrogent sur le modèle extensif d’exploitation des ressources. Mais ces voix sont minoritaires dans le concert de celles qui vantent chaque jour la « transformation de la nature » opérée au nom du « progrès scientifico-technique ». Les environnementalistes remportent quelques batailles, d’abord en Sibérie, où un projet de barrage sur le lac Baïkal est abandonné sous la pression d’une coalition de scientifiques, d’ingénieurs et de dirigeants locaux, une première en URSS. Cinq ans plus tard, un gigantesque lac de retenue sur l’Ob connaît le même sort, après une campagne médiatique menée par l’écrivain Sergueï Zalyguine (1913-2000). Il dénonce le lobby hydroélectrique, dont le public informé connaît les liens étroits avec le Goulag. En réalité, c’est l’opposition du comité d’État à la planification (Gosplan) qui a enterré le barrage, pour des raisons économiques : il allait recouvrir de gigantesques gisements de pétrole et de gaz – toujours en exploitation aujourd’hui. Mais la grande cause de la décennie, contre la construction d’une usine de pâte à papier et de cellulose au bord du Baïkal, échoue en 1966 face aux intérêts industriels. Après ce « Dégel », la censure se renforce, alors que les débuts de la dissidence intérieure et le « printemps de Prague » en 1968 entraînent une crispation du régime.
Parallèlement, des brigades de protection de la nature, associations étudiantes nées dans les grands centres universitaires après 1960, luttent contre le « braconnage », à savoir la pêche et la chasse illégales, ou encore la coupe sauvage de sapins du Nouvel An. Ce vigilantisme inoffensif pour les lobbies productivistes conduit une partie de l’intelligentsia à s’interroger sur l’inefficacité de la législation environnementale.
Après 1968, un léger verdissement du projet soviétique lié au contexte transnational
1968 voit la publication en Occident du texte fondateur de la dissidence politique en URSS, les Réflexions sur le progrès, sur la coexistence pacifique et sur la liberté intellectuelle du physicien Andreï Sakharov (1921-1989), père de la bombe H soviétique : il y mentionne l’urgence des problèmes écologiques mondiaux, qui nécessitent une coopération Est-Ouest. Le rapport du club de Rome Limits to Growth (1972), sur la raréfaction des ressources, est lu dans les instituts de l’Académie des sciences (AS) d’URSS, notamment à Novossibirsk où il est traduit en russe, mais n’a pas le même écho médiatique qu’à l’Ouest. Pourtant, des académiciens soviétiques avaient demandé dès 1970 à la direction du pays d’accorder plus d’attention à la « biosphère ». Ce concept théorisé en 1926 par le géochimiste russo-ukrainien Vladimir Vernadski (1863-1945), précurseur de l’hypothèse Gaïa formulée dans les années 1970 par James Lovelock, préfigure la notion d’anthropocène, et annonce celle de durabilité. Il mobilise quelques cercles scientifiques, même si leurs travaux sont marginaux dans le pays.
Les autorités soviétiques, soucieuses de répondre aux inquiétudes croissantes dans la société, et d’améliorer leur image à l’extérieur, multiplient alors les références à « l’environnement », et introduisent plusieurs changements législatifs et institutionnels. En 1972, un décret de rang fédéral contraint pour la première fois les ministères à s’engager concrètement sur la voie d’une croissance plus économe en ressources. Mais malgré l’introduction d’indicateurs environnementaux dans la planification économique, les niveaux de pollution enregistrés en URSS restent très élevés, d’après le biologiste Zeev Wolfson, qui publie à l’Ouest La destruction de la nature en URSS (1978). Les lobbies productivistes et militaires obtiennent systématiquement gain de cause au Gosplan pour développer leurs projets : le programme électronucléaire qui repose en partie sur des réacteurs instables et mal sécurisés ou encore les plans d’irrigation et de drainage (« bonification ») sur des surfaces immenses.
Les lanceurs d’alerte tels l’écrivain Vladimir Tchivilikhine (1928-1984) et le géologue Alexandre Ianchine (1911-1999) ne peuvent infléchir des choix économiques souvent dévastateurs. Ainsi, le ministère de l’Eau et de la Bonification est à l’origine d’un gaspillage inouï et de catastrophes annoncées, dont l’assèchement de la mer d’Aral est la plus grave.
De l’instrumentalisation limitée à la rupture entre régime et intelligentsia
La rapidité avec laquelle les thématiques environnementales se diffusent dans les médias officiels dans les années 1970 et 1980 – y compris le dessin animé Chapokliak (1974) – a pu justifier l’hypothèse d’un recours à l’écologie comme idéologie de substitution. Il faut ajouter les facilités de publication accordées alors aux écrivains « de village » proches des idées nationalistes russes comme Valentin Raspoutine (1937-2015), dont l’œuvre dénonce à demi-mots la collectivisation forcée des terres et la construction des grands barrages – deux aspects du stalinisme. Mais ces alertes restent très locales, ou purement symboliques, et elles épargnent les grands projets vantés dans la presse et célébrés par tous les dirigeants du pays. La censure bloque ainsi toute information sur la pollution du Baïkal, et toute critique envers le projet pharaonique de dérivation des fleuves, dont les études sont lancées en 1971, qui suscite perplexité au sein de l’AS et effroi dans les milieux culturels moscovites. D’un côté, la seule crise écologique mentionnée dans les médias en URSS est celle de l’Occident, et les écrits de l’écologiste états-unien Barry Commoner (1917-2012) ne sont traduits et diffusés que parce qu’ils se réclament du socialisme.
Plus que la catastrophe de Tchernobyl, c’est le coup d’arrêt au projet de dérivation des fleuves, en août 1986, obtenu sous la pression de Ianchine et de Zalyguine, qui ouvre la voie à la critique écologique dans l’espace public. En 1987 naîtra la première ONG verte autonome, baptisée « Union sociale et écologique » (qui existe encore de nos jours en Russie), mais toujours cantonnée aux élites universitaires et académiques ; l’environnementalisme des pauvres quant à lui reste un chantier encore peu exploré de cette histoire.