Entre protection de la forêt et protection du secteur automobile, la limite semble ténue en Allemagne dans les années 1980. Dès lors, pendant près de dix ans, des débats à la fois techniques, environnementaux et économiques agitent les partenaires européens autour des normes anti-pollution. Pour la Commission européenne, il s’agit avant tout d’éviter que le pays ne s’engage seul dans la lutte contre la pollution automobile : l’achèvement du marché commun – et donc l’efficacité de l’Union douanière de 1968 – dépend entre autres de l’harmonisation des normes techniques. Or plusieurs gouvernements n’entendent pas suivre les standards proposés par l’Allemagne afin de défendre les intérêts propres de leur industrie. Comment concilier, d’une part, environnement et économie et, d’autre part, intérêts nationaux et intérêts européens ?
L’Allemagne, la puissance automobile qui exige des normes plus sévères
Face au dépérissement (« waldsterben ») de la forêt allemande causé par les pluies acides – les aiguilles ou feuilles des arbres jaunissent, se dessèchent progressivement et finissent par tomber –, les études scientifiques se multiplient et soulignent le rôle néfaste des gaz d’échappement automobile. Mais les constructeurs européens n’entendent pas laisser l’automobile devenir, selon leurs mots, un « bouc émissaire ». Selon eux, la responsabilité de l’automobile dans les pluies acides est loin d’être évidente. Dans ces débats, le gouvernement allemand doit ménager à la fois les écologistes et les constructeurs automobiles, sans oublier ses partenaires européens. Ainsi, d’un côté le ministre de l’Intérieur chargé des questions environnementales, Friedrich Zimmermann, se révèle un farouche partisan de normes plus sévères et d’un alignement sur les standards américains. Mais, d’un autre côté, le gouvernement allemand est loin de former un bloc unifié : les constructeurs allemands se tournent vers le ministère de l’Économie, plus nuancé, pour faire entendre leurs réticences vis-à-vis de ces nouvelles normes. Pour préserver leurs intérêts économiques, ils critiquent à demi-mot une politique trop précipitée et rappellent la nécessité de préserver l’unité du marché européen en veillant à l’instauration de normes unifiées de part et d’autre des frontières. C’est aussi l’objectif de la Commission européenne, qui veut empêcher l’apparition de nouvelles entraves techniques aux échanges et refuse de sacrifier la construction européenne au nom de l’environnement. Or les premiers débats entre les États membres ne laissent guère de doute : la sévérité des normes proposées par l’Allemagne est loin de recevoir le soutien de ses voisins.
Les enjeux économiques d’un problème environnemental
Ces oppositions se comprennent dès lors que l’on considère les enjeux industriels associés à l’élaboration de normes plus sévères. En effet, le gouvernement allemand promeut des standards calqués sur le modèle américain – l’Allemagne est une puissance automobile qui exporte beaucoup aux États-Unis – et qui nécessitent la mise en place du pot catalytique – or l’Allemagne a un quasi-monopole sur cette technologie en Europe. C’est que, d’un point de vue technologique, seul le pot catalytique permettait au milieu des années 1980 de rester sous les seuils de pollution visés par l’Allemagne, qui s’inspire en cela des décisions américaines arrêtées dès 1975. Les catalyseurs permettent de limiter les émissions de gaz polluants à l’échappement : ceux-ci traversent des métaux nobles qui les transforment en substances moins dangereuses. Mais pour utiliser efficacement le pot catalytique, il faut supprimer le plomb dans l’essence car il abîme les catalyseurs. Dès lors, c’est parce que l’essence sans plomb pourrait favoriser l’adoption du pot catalytique, qui lui-même sert à limiter les émissions de polluants, que son adoption est bloquée par plusieurs États membres. La France en particulier considère qu’adopter l’essence sans plomb reviendrait à faire un premier pas vers le pot catalytique, et donc vers les normes promues par l’Allemagne. Or cette stratégie de blocage, véritable instrumentalisation politique de l’essence sans plomb en vue de peser sur les négociations relatives aux normes anti-pollution, est vertement critiquée par plusieurs ONG. Dès 1981, la campagne CLEAR au Royaume-Uni avait alerté sur les risques sanitaires de l’essence plombée, relayée au niveau européen en 1982 par des ONG installées à Bruxelles.
En somme, si la France rejette autant la position allemande, c’est qu’elle voit derrière la rhétorique environnementaliste de l’Allemagne une manière d’assurer sa prédominance dans le secteur automobile. À la fin de l’année 1984, l’Allemagne intensifie la pression en annonçant la mise en œuvre d’incitations fiscales en 1985 pour favoriser l’achat de voitures plus propres, sans que des seuils européens n’aient été définis. De leur côté, les constructeurs européens – y compris allemands – insistent pour que les objectifs fixés par les normes ne rendent pas implicitement obligatoire l’installation de catalyseurs : ils redoutent l’augmentation des coûts de production et le fractionnement du marché européen par des normes techniques et des primes fiscales nationales. La CEE semble au bord de la rupture : la France, soutenue par l’Italie et le Royaume-Uni, écrit à la Commission pour dénoncer l’unilatéralisme allemand qui fausserait les règles de la concurrence et raviverait le protectionnisme non douanier, tandis que le gouvernement allemand, soutenu par les Pays-Bas et le Danemark, assure qu’il s’agit là de mesures nationales justifiées par le dépérissement de sa forêt. Dès lors, la Commission doit proposer au plus vite des normes qui satisfont les États membres pour éviter un fractionnement du marché commun.
Les normes anti-pollution, résultat d’un compromis difficile
Le 27 juin 1985, les propositions de la Commission débouchent sur l’accord de Luxembourg, d’emblée très fragile. Si l’Allemagne a accepté dès mars l’idée d’un compromis européen sous l’impulsion de son ministère de l’Économie, ce qui conduit la France à accepter enfin l’essence sans plomb, le Danemark se désolidarise de l’accord en utilisant son droit de réserve, jugeant les normes trop peu ambitieuses. Or, depuis le traité de Rome, les États membres décident à l’unanimité : la possibilité d’une directive européenne semble encore s’éloigner. C’est pourquoi le nouveau président de la Commission Jacques Delors (1985-1995) fait du blocage du Danemark l’un des dossiers qui justifie le passage au vote à la majorité qualifiée, prévu par l’Acte unique, pour fluidifier le processus de décision.
Alors que la réglementation européenne sur la pollution automobile piétine depuis de nombreuses années, l’entrée en vigueur de l’Acte unique le 1er juillet 1987 permet de débloquer la situation : le 3 décembre 1987, le Conseil adopte à la majorité qualifiée une directive selon laquelle les nouveaux véhicules vendus dans la CEE devront respecter des normes équivalentes aux normes américaines en 1992, à l’exception des voitures dont le moteur a une capacité inférieure à 1,4 litre. Ainsi, les grosses cylindrées allemandes sont directement concernées, pour donner satisfaction au gouvernement allemand. Mais, pour les autres voitures, les débats s’enlisent à nouveau, jusqu’à l’adoption de la directive sur les petites cylindrées le 17 juillet 1989. Il faut donc attendre la fin des années 1980 pour que le dossier se règle, sous l’impulsion d’un nouveau commissaire en charge de l’Environnement, Carlo Ripa di Meana, ancien député européen et pionnier de l’activisme environnemental en Italie, qui favorise la participation du Parlement européen aux débats. En somme, la Commission a finalement réussi à obtenir des normes communes en vue d’achever le marché commun, malgré les divergences profondes entre États membres, où protection de l’environnement et préservation de l’industrie s’entremêlent.