Guerre totale, guerre chimique
La Première Guerre mondiale est à la fois l’une des matrices des violences de masse du xxe siècle et, symétriquement, de l’extrême brutalisation des rapports à la nature par les sociétés en guerre. Les premiers gaz de combat, mis au point par le chimiste allemand Fritz Haber en 1915, sont recyclés avant même la fin des hostilités pour le contrôle des insectes « nuisibles » à l’agriculture. Dès 1917, Haber et son équipe inventent l’insecticide Zyklon, prémice au Zyklon B utilisé dans les chambres à gaz des camps d’extermination du régime nazi.
Le premier conflit mondial cristallise ainsi des alliances entre militaires, chimistes et entomologistes mobilisés pour la guerre totale qu’on retrouve mutatis mutandis chez les principaux pays belligérants, mais dont les puissants développements en Allemagne et aux États-Unis constituent les premières références. En Russie, les spécialistes de la lutte contre les nuisibles héritent dès 1918 de 10 000 bonbonnes de gaz produites en réaction aux attaques chimiques allemandes contre l’armée tsariste à Bolimov en 1915. Jamais acheminées sur le front, ces armes sont d’abord expérimentées pour les besoins de l’agriculture, afin de combattre les sauterelles et les sousliks (des spermophiles) dans les périphéries (Ukraine, Caucase, Asie centrale) où les proliférations explosent avec les sécheresses du début des années 1920.
De multiples transferts de technologies militaires s’opèrent vers l’agriculture au niveau scientifique comme organisationnel : chimie, aviation, photographie aérienne, etc. Visant un double usage, civil et militaire, ils s’institutionnalisent en URSS dans la création d’un Laboratoire de recherche scientifique sur les matières toxiques (NILOV), ainsi qu’au sein de la Société pour l’assistance à la défense et à l’industrie de l’aviation et de la chimie (Osoaviakhim). Que ce soit pour la recherche et la production des poisons, l’épandage aérien, les pulvérisateurs, ou encore l’entraînement pour la guerre aérochimique ou en cas de catastrophes « naturelles », les dispositifs pour combattre les insectes « nuisibles » sont étroitement articulés à la préparation à la guerre.
Ce sont aussi les métaphores qui circulent du militaire au civil, et inversement. Les populations de l’Est, et tout particulièrement les migrants, les Tsiganes et les Juifs, sont associées par les Allemands aux poux avec l’explosion des épidémies de typhus qui ravagent le front de l’Est. Au cours de la guerre civile (1918-1921), ce sont les nuisibles à l’agriculture qui sont désignés dans les catégorisations des ennemis du régime soviétique (« sauterelle bourgeoise », « sousliks contre-révolutionnaires », etc.). Dès la fin des années 1920, le terme « nuisible » (vreditel’) prolifère dans le langage officiel pour qualifier un nombre croissant d’ennemis humains du régime bolchevique.
Guerre contre la paysannerie et État jardinier
En 1929, le « Grand Tournant » de la collectivisation forcée des campagnes et de l’industrialisation massive du pays, impulsé dans l’optique d’une future « guerre inévitable », tend à radicaliser certaines pratiques militarisées de l’État-parti. Avec la politique de « chimisation » de l’agriculture, le contrôle des insectes nuisibles est réorganisé dans un appareil hyper-centralisé dédié à la surveillance du territoire comme à la production croissante de statistiques sur les nuisibles et à leur éradication accrue.
Appuyé par l’armée et l’industrie chimique, cet appareil s’accompagne de l’établissement d’un réseau de « stations de machines de destruction » chargé de la distribution des pulvérisateurs et des pesticides aux kolkhozes, ainsi que de la décontamination des territoires dans l’hypothèse d’une future guerre aérochimique. Les nouveaux spécialistes du contrôle des nuisibles promus par le parti forcent par ailleurs l’application élargie de l’aviation d’épandage, en ravivant la menace des « nuisibles de masse » face aux effets environnementaux incertains de la collectivisation. Désigné comme la « machine de masse principale », l’avion doit remplacer les techniques de pulvérisation terrestres moins puissantes et considérées par là-même comme moins productives.
La crise de l’agriculture provoquée par la collectivisation et les réquisitions forcées des récoltes, pour l’augmentation des rendements et l’appropriation des grains par l’État-parti, culminent dans les grandes famines instrumentalisées par le pouvoir en 1931-1933. Culminent alors d’un même tenant, la planification et les mobilisations pour l’éradication des insectes, des rongeurs et des adventices dont les proliférations sont associées, écologiquement et idéologiquement, aux résistances paysannes à la guerre menée dans les campagnes (les rebelles sont alors assimilés à des « mauvaises herbes humaines »).
Ainsi, durant l’hiver 1932-1933, la déportation des populations du Kouban, accusées de contribuer aux proliférations par leur résistance passive à la collectivisation forcée, est suivie d’une grande opération d’éradication des insectes et des rongeurs dans les champs et les réserves abandonnées. Au sortir de la grande famine de 1933, alors que la situation internationale s’aggrave, surveillance militarisée des récoltes, lutte contre les nuisibles à l’agriculture et préparation à la guerre chimique sont combinées de nouveau par l’Osoaviakhim jusqu’à la prochaine guerre, l’horizon indépassable du stalinisme des années 1930.
Guerre d’extermination, accélération et contaminations
Guerre d’extermination à l’Est, dont la violence inouïe et l’ampleur des destructions demeure inégalée dans l’histoire, le second conflit mondial n’est toutefois pas l’apocalypse aérochimique dont le mythe avait contribué au développement de l’épandage aérien. L’accroissement sans précédent des appareils productifs à l’échelle globale pendant la guerre est cependant le facteur décisif de la « grande accélération » de l’Anthropocène. C’est le cas notamment de l’augmentation exponentielle des capacités des industries chimique, mécanique et aéronautique, reconverties massivement pour l’agriculture dans le cadre de l’émulation productiviste de la guerre froide.
En URSS, une seconde vague de « chimisation » de l’agriculture est lancée à partir des années 1960, en émulation avec les révolutions vertes et alors que la guerre chimique connaît son acmé au Vietnam. Appuyée par les complexes militaro-industriel et agro-industriel, elle amorce un épandage intensif de nouveaux pesticides organochlorés hautement toxiques comme le DDT. Entre 1960 et 1986, leur application sur le territoire soviétique est multipliée par sept, provoquant une contamination durable des milieux de vie et l’augmentation vertigineuse des maladies professionnelles dans certaines régions.
L’Union soviétique n’échappe pas au tournant environnemental global des années 1970, mais la traduction en russe de Silent Spring en 1964 (publié aux États-Unis en 1962), ne connaît pas la résonance publique qu’il acquiert à l’Ouest. De même les grandes enquêtes lancées dans la foulée avec la création à Kiev de l’Institut pan-soviétique de recherche sur la santé et la toxicologie des pesticides (VNIIGINTOKS) demeurent largement secrètes, malgré la publication de quelques articles dans la presse de vulgarisation scientifique. Il faut attendre la Glasnost’ en 1986 pour que les informations sur les effets catastrophiques des pesticides commencent à circuler plus largement dans la sphère publique.