À l’heure actuelle, les herbiers imprimés font l’objet d’un intérêt renouvelé aussi bien en histoire des sciences qu’en histoire culturelle. Ils sont en effet envisagés comme des objets de transmissions théoriques et pratiques du savoir scientifique qui s’insèrent dans un contexte politique favorable à l’accumulation des savoirs et à ce que certains nomment la colonisation de la nature.
Connaître la nature : un objet du savoir scientifique
Dès le xvie siècle, la botanique se constitue comme science en Europe par des traductions critiques en langues dites vulgaires des œuvres de l’Antiquité de Dioscoride, ou Pline l’Ancien par des naturalistes tels que Pietro Mattioli ou Jean Ruel. Car, pour les naturalistes philologues de cette période, connaître le monde végétal c’est faire de l’histoire naturelle à des fins utilitaires (usages médicinaux) en apportant des commentaires aux savoirs ancestraux. La philosophia naturalis est encore l’approche la plus fréquente chez les humanistes, elle permet l’étude de la nature physis comprise dans le cosmos ou l’univers bien ordonné. La révolution de l’imprimé permet alors aux herbiers de trouver un public parmi les élites au-delà même des cercles d’universitaires et favorise la circulation des savoirs d’un pays à un autre, comme en témoignent les herbiers du moine Charles Plumier, ou les correspondances et collections de Jane Colden, botaniste américaine. Cette révolution matérielle et textuelle ouvre aussi la voie à une transmission visuelle du savoir par de grandes planches illustrées dans les traités de botanique qui observent la plante pour ce qu’elle est et non plus pour ses seules vertus curatives. Dans la veine de l’autopsia, les naturalistes commencent à examiner et classer les plantes selon l’imaginaire biblique du bon ordonnancement des choses, prenant conscience de leur diversité et de leur milieu.
Un processus de classification du vivant
C’est en développant une science de la description que les naturalistes étudient la plante comme un spécimen d’une espèce en considérant l’environnement dans laquelle cette dernière évolue. Les herbiers deviennent des instruments importants de la découverte de la nature et de son catalogage.
Les herbiers de plantes séchées pressées entre des feuilles, comme ceux d’Ulisse Aldrovandi (1522-1605), Luca Ghini (1490-1556), naissent dans une société où les savoirs théoriques côtoient l’étude matérielle des végétaux. Les naturalistes sont d’abord confrontés à des flores locales et à une grande variété d’espèces. Joseph Pitton de Tournefort fait paraître, par exemple, Histoire des plantes qui naissent aux environs de Paris (Paris, 1698). Les premières plantes des nouvelles colonies sont décrites dès la fin du xvie siècle dans les herbiers, tandis que l’installation de plantations entraîne la multiplication des explorations botaniques entre les xviie et xviiie siècles. Il ne s’agit plus seulement de connaître mais aussi de reconnaître et de posséder dans le but d’accroître la renommée des institutions scientifiques telles que le jardin du Roi et son Cabinet d’histoire naturelle. Le processus de classification devient plus systématique, passant d’un simple ordre alphabétique ou d’une classification par pathologies soignées à une véritable taxonomie.
Lors de l’identification et la typification des plantes, les naturalistes se heurtent à un problème de nomenclature et ont recours à l’étymologie, car de nombreuses plantes ont hérité d’un nom résultant d’analogies symboliques et de ressemblances vagues avec des parties du corps humain ou d’autres êtres vivants, dans la lignée de la théorie des humeurs et des signatures. Ces questions font l’objet d’un débat scientifique à l’échelle européenne. Carl von Linné (1707-1778) fonde son système de nomenclature binomiale sur une hiérarchie qui s’inspire de la pensée naturaliste fixiste, où les espèces du vivant ont été créées par la main de Dieu selon la Genèse, sans jamais évoluer. Tandis que, en France, Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829) impose dans les herbiers sa théorie transformiste fondée sur une évolution naturelle des êtres vivants par adaptation et complexification des organismes. Cette conscience de la diversification des espèces nourrit la théorie de l’évolution et de la sélection naturelle parmi les végétaux chez Charles Darwin au xixe siècle.
De nouvelles catégorisations s’imposent donc sur le long terme dans les mentalités depuis la Renaissance : l’attribution de caractères genrés et sexuels (mâle/femelle), de critères physiques liés aux organes de la plante (couleur, forme, aspérité, etc.), de déterminants de races et d’espèces et de qualificatifs de provenance (plante sauvage, plante domestiquée, etc.). Ces catégories artificielles pour décrire le monde naturel procèdent du dépouillement minutieux des herbiers ; mais par ailleurs cette hiérarchisation n’est pas sans fondement socio-politique.
Un instrument de pouvoir, de contrôle et parfois d’émancipation
Domaine plutôt masculin et élitiste, la constitution d’un herbier participe néanmoins à l’émancipation des femmes à travers la pratique du dessin et du jardinage, que Jean-Jacques Rousseau qualifie de pratiques innocentes dans Lettres sur la botanique (1771), alors qu’il réserve la véritable science botanique aux hommes. Les herbiers des femmes adoptent des particularités stylistiques, comme les collages de Mary Delany (1700-1788), et réussissent néanmoins à s’affirmer auprès des milieux académiques. L’herbier A Curious Herbal d’Elizabeth Blackwell (1707-1756) contient quelque cinq cents planches de plantes dessinées sur le vif. Anna Maria Sibylla Merian (1647-1717) est parmi les premières femmes à partir en mer vers les colonies pour explorer le Suriname et y observer la métamorphose des insectes et les plantes exotiques, forte de son expérience d’illustratrice botaniste après la publication des Nouveaux Livres de fleurs (Neues Blumenbuch) de 1675 à 1677. Jeanne Barret (1740-1807) doit, quant à elle, se maquiller en homme pour constituer un herbier sur les navires de Bougainville auprès de Philibert Commerson.
Les herbiers sont commandités par des instances royales à travers les institutions scientifiques. De fait, ils apparaissent plus clairement au xviie siècle au jardin du Roi avec le Cabinet d’histoire naturelle à Paris et dans d’autres grandes capitales européennes telles que Londres et la Royal Society. L’herbier du Muséum national d’histoire naturelle en France tient ses collections des Jussieu, d’Adanson ou encore de Lamarck, dont les spécimens proviennent en très grande partie des colonies. Les herbiers s’insèrent pleinement dans la machine coloniale et sont tributaires de la traite négrière. Les naturalistes font appel à des correspondants dans les colonies qui collectent pour leurs comptes des centaines voire des milliers de plantes. Ces collecteurs sont pour la plupart des ouvriers ou des esclaves recevant un très mince salaire. La volonté des scientifiques et des pouvoirs publics de tout collecter et tout commercialiser, grâce aux savoirs des herbiers pour faire face à la demande des Occidentaux, entraîne quelquefois des acclimatations absurdes, des défrichements dévastateurs et une fragilité de certaines espèces. Pierre Poivre entreprend par exemple un vaste programme de conservation du patrimoine naturelle au xviiie siècle sur l’île Maurice car la déforestation provoque alors ce qu’il appelle dessiccation, un assèchement du sol et un appauvrissement de la flore. Mais les objectifs d’une telle planification sont majoritairement économiques, s’inspirant du travail des physiocrates.
Ces enquêtes sur les plantes sont d’ailleurs intégrées dans les projets des politiques sanitaires publiques qui se donnent pour objectif d’éviter les épidémies et épizooties et de résoudre les disettes dès le xviie siècle et plus largement encore au xviiie siècle. Mais l’herbier n’est pas seulement un instrument des politiques de santé, il devient un enjeu de concurrence économique et scientifique entre les nations des empires colonialistes naissants. L’herbier propose dès lors une surenchère d’espèces, entre 4 000 échantillons de plantes pour Gaspard Bauhin (1560-1624), plus de 30 000 spécimens des trois règnes de la nature chez Michel Adanson (1727-1806).