Le développement économique de l’Europe au xixe siècle va de pair avec un recul des animaux sauvages. Nombre de populations animales fléchissent sous l’effet des changements d’affectation des sols, des ponctions directes, ou des exterminations volontaires (par exemple les loutres, les ours ou les loups). Les politiques impériales et coloniales amplifient les déprédations : au xixe siècle les conquêtes coloniales en Afrique subsaharienne reposent largement sur la mobilisation d’animaux transformés en ressources assimilables, comme la viande, ou commercialisables, comme l’ivoire, tandis que les transformations des territoires achèvent de reconfigurer les géographies historiques humaines et animales.
L’histoire de centres européens de la gestion de la faune, comme les musées d’histoire naturelle, ou les zoos, éclaire les recompositions à l’œuvre dans la gestion de la faune en dévoilant les grandes orientations de politiques d’appropriation et de conservation qu’ils co-construisent. À la suite de la fondation de la ménagerie du Jardin des plantes de Paris (1793), les jardins zoologiques essaiment dans nombre de métropoles européennes (Londres, 1828 ; Dublin, 1831 ; Bristol, 1835 ; Manchester, 1836 ; Amsterdam, 1838 ; etc.). Ces institutions sont à la fois des moteurs, des reflets mais aussi des repoussoirs de l’intensification de l’exploitation des animaux et des environnements.
Vers 1793-vers 1900 : inventaire du monde et extraction des ressources
Les premiers jardins zoologiques sont envisagés comme des refuges au désenchantement du monde : à la ménagerie du Jardin des plantes, les animaux, idéalement présentés dans des parcs, même si les cages dominent rapidement, doivent offrir aux foules des images de liberté et participer à la construction de l’idéal républicain ; à Londres, le jardin apparaît comme un refuge au tumulte et à la pollution urbaine. Mais les zoos, comme les jardins botaniques et les musées d’histoire naturelle, sont l’un des rouages d’une entreprise taxinomique d’inventaire et d’ordonnancement du monde. La « collecte du monde » (M.-N. Bourguet) repose sur une appropriation massive d’animaux tués avant d’être thésaurisés dans les musées, ou pris vivants mais souvent au prix d’abattages avant monstration dans les jardins. L’alimentation des cages pour satisfaire les multiples fins des zoos – scientifique, mais aussi acclimatatoire, éducative et récréative – repose sur des réseaux denses, qui bénéficient de l’expansion impériale puis des occupations coloniales.
En terrain colonial, les captations animales s’appuient le plus souvent sur des accaparements antérieurs. Ainsi, l’exploitation à grande échelle de l’ivoire opérée dans la seconde moitié du xixe siècle par les empires autocratiques africains et afro-arabes (Msiri, Tippo Tip, etc.), adossée à l’esclavage, sert de marchepied à l’extraction industrielle conduite par les puissances coloniales, qui phagocytent ces réseaux, les remodèlent et les réorientent à leur profit. La monstration des animaux dans les métropoles européennes, liée au développement du goût pour l’exotisme et la mise en spectacle des « autres », crée par contraste une demande largement inédite. Mais les prédations associées reposent de même sur la mobilisation des forces de travail et de l’expertise des populations riveraines, par contrainte ou collaboration, se soldant dans tous les cas par une répartition asymétrique des bénéfices caractéristique des prédations environnementales en terrain colonial. L’essor des imports européens d’animaux, morts ou vivants, en Europe est permis et encouragé par un tissu technologique auxiliaire de la mainmise (armes à feu perfectionnées, chemin de fer, bateaux à vapeur, télégraphe…) et les développements du commerce international.
Vers 1900-vers 1960 : tarissements coloniaux et pétrifications conservationnistes
Le rythme des extractions coloniales opérées sur le continent africain suscite rapidement des anxiétés relatives à l’épuisement des ressources. Quinze ans après la conférence de Berlin de 1885, les puissances coloniales possédant des colonies en Afrique subsaharienne se réunissent à Londres en 1900 pour la signature de la convention de Londres pour la préservation des animaux sauvages en Afrique. Celle-ci pétrifie par la norme une grille de gestion ensuite déclinée sous forme contraignante dans la plupart des territoires coloniaux. Elle repose sur trois options : la protection des espèces, c’est-à-dire de catégories taxinomiques, et non d’animaux ; la protection d’espaces, avec l’instauration de réserves puis, à partir de l’entre-deux-guerres, de parcs nationaux ; et l’élevage domesticatoire des sauvages, qui vise à protéger les animaux en les rendant utiles, vivants. Il ne s’agit pas tant, à travers cet appareil, de préserver les animaux, que de protéger les usages coloniaux qui sont faits d’eux, par l’exercice d’un contrôle plus resserré sur les pratiques d’appropriation, qui marque l’exclusion de nombre d’usages vernaculaires (comme le chasse au moyen de filets et de pièges). Les cages et les vitrines des zoos et des musées rendent compte de ces redistributions, qui présentent aux foules des individus des espèces dont l’appropriation est pourtant interdite, comme les okapis ou les gorilles, grâce à l’octroi d’exceptions multipliées, autorisées par le droit. Ces animaux doivent d’abord dire, par synecdoque, l’étendue des conquêtes, puis, par dissimulation des procédés de collecte, l’œuvre de maîtrise, de protection et de bonne gestion de la faune. Car les captures, même officiellement encadrées, reposent sur une économie mortifère. Au total, les modes d’appropriation des animaux sauvages, qu’ils soient permis par le droit ou illégaux, provoquent nombre de reculs fauniques qui suscitent des constats désabusés sur la disparition du gibier, y compris de la part des autorités coloniales.
Vers 1960 à nos jours : réguler les démesures
Les décolonisations ne tarissent pas les flux animaux désormais globalisés. Durant les Trente Glorieuses, l’importation des vivants en Europe, appuyée notamment sur le développement de l’aviation commerciale, s’opère principalement à destination de marchands d’animaux et de l’expérimentation médicale. En 1952 le niveau des imports est tel que la Royal Society for the Prevention of Cruelty to Animals ouvre à l’aéroport de Londres-Heathrow une structure de soin des animaux avant destination. Vingt-cinq ans plus tard, elle s’est chargée au total des soins de plus de 16 millions d’animaux en ce seul point d’entrée du territoire.
Sous l’égide des organisations internationales de protection (IUPN/IUCN, 1948, WWF, 1961), et avec l’appui des élites politiques africaines, les grands axes de la conservation de la faune définis à Londres en 1900 sont confortés, globalisés, et leur application scientifiquement raffinée. De nouveaux instruments juridiques internationaux, comme la Convention on International Trade in Endangered Species of Fauna and Flora (1975), visent, dans le sillage de Londres, non à empêcher l’extraction et le commerce des sauvages, mais à les réguler. Puis, face aux constats résignés d’une extinction de masse, l’action conservationniste s’oriente vers le développement de la mise en réserves et de formes intensives voire invasives de gestion : confinement dans les réserves, suivi des animaux, translocations, reproduction en captivité, etc. Les zoos européens reflètent et incarnent cette montée scientiste et interventionniste. Artisans à partir des années 1960 du développement de programmes de reproduction en captivité, pour faire face à une montée critique envers la captivité, et au tarissement redouté des sources d’approvisionnement (post)colonial, ils deviennent des acteurs cardinaux du conservationnisme international.