Les politiques de lutte contre la tuberculose n’ont pas la même temporalité en Europe occidentale qu’en Turquie, où la mise en place de mesures publiques de grande ampleur contre cette « maladie sociale » coïncide avec l’apparition des antibiotiques. Les politiques sanitaires questionnent la construction de l’État turc. La jeune République, fondée en 1923, met en effet en place un processus de co-construction de la lutte contre la tuberculose, avec les ligues antituberculeuses locales mais aussi les organisations internationales. Cette co-construction est facilitée par les appartenances multiples et la proximité avec l’appareil étatique de médecins membres des ligues antituberculeuses. Cette proximité, comme la mise en place des politiques de lutte contre la tuberculose, résiste aux changements de gouvernements et de régimes.
Les premières années de la République : des préoccupations sans moyens
Si l’Empire ottoman finissant, dans sa volonté de modernisation, se préoccupe de santé publique et notamment de tuberculose, aucune politique de grande ampleur n’est mise en place. La ligue antituberculeuse ottomane, fondée en 1918, cesse ses activités en 1920, pendant l’occupation d’Istanbul. La question sanitaire ressurgit fortement après les années de guerre, qui ont durement éprouvé la population. Le nouveau pouvoir kémaliste cherche à bâtir une nation forte, la natalité et la santé infantile sont alors des enjeux essentiels. La création du ministère de la Santé, en 1920, précède la proclamation de la République. Les pouvoirs publics estiment le nombre de malades de la tuberculose à un million, et l’importance de la lutte contre cette maladie est soulignée dans les discours, notamment celui de Mustafa Kemal à la Grande Assemblée nationale le 1er mars 1923. Cependant, si des structures étatiques sont mises en place pour les maladies importantes, telles que la malaria ou la syphilis, ce n’est pas le cas pour la tuberculose. Malgré la loi d’hygiène publique de 1930, qui dispose que la santé publique en général, et la prévention des maladies contagieuses, dont la tuberculose, en particulier, sont du ressort de l’État, la jeune République de Turquie ne consacre que peu de budget à la santé, et encore moins à la tuberculose. Le problème est avant tout porté par les premières ligues antituberculeuses de la République, créées dès les années 1920 à Izmir (1923), Balıkesir (1923) et Istanbul (1927), par des médecins proches du pouvoir kémaliste. Menées par des associations plutôt que par l’État, les actions de lutte contre la tuberculose demeurent ponctuelles, et surtout centrées sur l’éducation sanitaire, malgré la fondation des premiers dispensaires antituberculeux et des premiers sanatoriums (Heybeliada 1924, Erenköy 1932).
Les années 1940 et 1950 : de politiques publiques mais pas toujours étatiques
Le contexte post-Seconde Guerre mondiale et de début de guerre froide est propice à la mise en place de politiques plus massives de lutte contre la tuberculose. Pays non belligérant avant février 1945, la Turquie est néanmoins durement frappée par la guerre, et première bénéficiaire du plan Marshall avec la Grèce. La pauvreté et la prolifération des maladies rendent la « question de la population » encore plus centrale pour les gouvernements, alors que la mortalité de la tuberculose est estimée à 262/100 000. Cette période est considérée par l’historiographie de la médecine en Turquie comme le moment essentiel de prise en main de la lutte contre la tuberculose par l’État, avec notamment la mise en place de commissions qui, à partir de 1949, se réunissent régulièrement pour orienter les politiques. Cependant, alors qu’à peine 5 % du budget de l’État est consacré à la santé, et que la gestion des hôpitaux est encore largement locale, cette prise en main étatique passe en fait largement par un mécanisme de délégation de services publics. Les ligues antituberculeuses, qui se multiplient et se fédèrent en association nationale en 1948, ainsi que le Croissant-Rouge, se voient attribuer des missions de service public, pour la vaccination comme l’administration des dispensaires urbains. À partir de 1948, les ligues sont largement financées par l’État, via une taxe sur les revenus des lieux de loisirs des municipalités. L’une de leurs principales activités est la propagande qui, si elle présente la tuberculose comme une « maladie sociale », insiste avant tout sur la responsabilité de chaque citoyen et citoyenne à se protéger de la maladie, dans une perspective hygiéniste et patriotique. Les ligues multiplient aussi les dispensaires – en 1951, elles en gèrent 33, contre 11 pour le ministère de la Santé et de l’Assistance sociale – et forment des infirmières-visiteuses. Par ailleurs, l’OMS, créée en 1948, fait de la Turquie l’un de ses premiers terrains de la lutte antituberculeuse. Elle fonde en 1950 à Istanbul un Centre antituberculeux, géré en coopération avec l’État et la ligue antituberculeuse stambouliote. Des campagnes de dépistage et de vaccination au BCG ont d’abord lieu à petite échelle à partir de 1948 à Istanbul, dans les écoles, l’armée et les usines. Elles se massifient et couvrent progressivement tout le pays, en coopération avec l’OMS et l’UNICEF : plus de 20 millions de tests et 7 millions de vaccins lors de la première campagne, entre 1953 et 1959. Avec l’introduction des premiers antibiotiques, le statut de la tuberculose se transforme : c’est à présent une maladie guérissable. Si les actions préventives demeurent importantes, l’aspect curatif devient essentiel dans les hôpitaux comme dans les dispensaires.
Une maladie contrôlée mais pas éradiquée
À partir des années 1960, les activités préventives comme curatives continuent à se développer, mais sont de plus en plus prises en charge par l’État. Une direction de la Lutte contre la tuberculose au sein du ministère de la Santé et de l’Assistance publique est officiellement créée en 1963 et contrôle la majorité des activités antituberculeuses. Cela s’inscrit dans le contexte des plans de « socialisation de la santé », qui visent à développer l’accès à la santé à l’échelle nationale. En 1971, 162 des 206 dispensaires antituberculeux appartiennent au ministère. La coopération avec les ligues antituberculeuses continue néanmoins, visant particulièrement les campagnes et les quartiers d’habitat urbain informel (gecekondu), avec la création de zones pilotes. Le milieu des années 1970 marque la disparition de la question de la tuberculose du devant de la scène en Turquie, symbolisée par la fin du principal journal de propagande antituberculeuse Yaşamak Yolu en 1975. Le nombre de lits d’hôpitaux antituberculeux diminue, alors que les traitements ambulatoires se développent. En 1983, la direction de la Lutte contre la tuberculose devient un simple département au sein du ministère de la Santé et la part de son budget chute progressivement. Si la mortalité recule fortement (55/100 000 en 1960, 8,8 en 1980, 3,2 en 1990, selon les chiffres du ministère de la Santé), la maladie n’est pas totalement éradiquée, d’autant plus que la question de l’antibiorésistance se pose avec plus d’acuité. La fin du xxe siècle, avec le VIH/sida et la déclaration de la tuberculose comme « urgence mondiale » par l’OMS en 1993, marque une reconfiguration importante de la question au niveau mondial comme en Turquie, où la stratégie DOTS (directly observed treatment, short-course) de l’OMS est mise en place au début du xxie siècle.