Au début du xxe siècle, la lutte contre le cancer devient une priorité pour de nombreux États européens. De grandes enquêtes statistiques en Allemagne et en Angleterre révèlent la part croissante que cette maladie occupe alors dans l’éventail des causes de mortalité. Des sociétés savantes et des associations philanthropiques se mobilisent. En Allemagne, en Angleterre, en Suède, aux Pays-Bas, au Japon et aux États-Unis aussi, des centres médicaux spécialisés voient le jour. La France s’inscrit dans cette dynamique plus tardivement, au sortir de la Première Guerre mondiale, autour de la création de la Ligue franco-anglo-américaine de lutte contre le cancer.
Le cancer du travail bien identifié au début du xxe siècle
Parmi toutes les hypothèses étudiées sur l’origine des cancers – les maladies infectieuses, la cigarette, l’influence du mariage ou de l’hérédité, l’alimentation, les conditions de logement, les cicatrices, les traumatismes ou accidents du travail, etc. –, l’une d’entre elles est confirmée : celle reliant la survenue du cancer à l’exposition à certaines substances situées au cœur des procédés de travail.
Des études, surtout anglaises et allemandes, rendent ainsi compte d’un certain nombre de cancers professionnels déjà bien identifiés. Elles observent ainsi que les fileurs de coton, les travailleurs de la poix, les paraffineurs, les goudronneurs, etc., exposés aux huiles minérales, sont nombreux à être atteints de cancer de la peau. Le cancer de la vessie frappe, quant à lui, des travailleurs des fabriques de colorants de synthèse. Le « cancer du radiologiste » – un cancer cutané – survient chez des médecins manipulant les substances radioactives et, plus généralement, chez toutes les personnes travaillant au contact de ces rayons, les radium girls par exemple ; ces expositions sont aussi en cause dans la survenue de la leucémie. Enfin, le « cancer des montagnards », un cancer broncho-pulmonaire, affecte les mineurs de Schneeberg, un massif situé en Bohème, exposés à l’uranium.
Dans l’entre-deux guerres, il est donc admis que des substances essentielles à l’essor industriel contribuent au développement du cancer. Le Bureau international du travail (BIT), en partenariat avec la Société des Nations (SDN), lance ainsi en 1928, une vaste enquête internationale pour établir des statistiques selon les différents pays, étudier l’incidence selon les professions, identifier de nouveaux risques cancérogènes. Il s’agit tout à la fois de « permettre une protection plus efficace des ouvriers » et de « fournir d’utiles renseignements sur les causes fondamentales de cette grave affection ».
En parallèle, le cancer rejoint dans de nombreux pays la liste des pathologies indemnisables au titre des maladies professionnelles. Ainsi, lorsque le cancer de la peau causé « par tous procédés comportant la manipulation ou l’emploi du goudron, du brai, du bitume, des huiles minérales, de la paraffine, ou de composés, produits ou résidus de ces substances » est inscrit dans la Convention internationale sur la réparation des maladies professionnelles adoptée en 1934 par l’OIT, une vingtaine d’États (sur les quarante-sept pays membres) l’indemnisent déjà, parmi lesquels la Belgique, l’Espagne, la Grande-Bretagne, la Suisse, la Hongrie, l’Autriche, la Tchécoslovaquie, l’URSS et la Finlande…
L’inscription d’une nouvelle maladie sur ces listes, internationales ou nationales, se heurte toujours à une vive résistance patronale : c’est en effet aux employeurs qu’il revient d’indemniser les maladies reconnues professionnelles. L’exemple français est à cet égard emblématique. Ce cancer de la peau en lien avec les produits dérivés de la houille n’est inscrit dans les tableaux français de maladies professionnelles qu’en 1938, au terme de douze longues années de mobilisations syndicales et scientifiques, face aux représentants patronaux de l’industrie de la houille et de la chimie. Ces derniers refusent la référence aux études étrangères, alors qu’il n’existe aucune enquête française, ce qui leur permet de gagner du temps. Surtout, le délai de latence entre exposition à un cancérogène et apparition des symptômes (souvent de plusieurs décennies) et l’absence de dispositif de suivi médical à long terme des salariés, ouvrent la porte au doute sur l’origine professionnelle. Cette stratégie du doute est encore aujourd’hui constamment mobilisée dans les négociations portant sur la reconnaissance des cancers professionnels et leur prévention.
Le choix de l’indemnisation des malades plutôt que l’interdiction des cancérogènes
Après 1945, la thématique des cancers professionnels est reléguée dans une certaine marginalité, tandis que les études sur les effets du tabac sur le développement des cancers broncho-pulmonaires gagnent en visibilité. C’est à la faveur des mobilisations ouvrières pour l’amélioration des conditions de travail du milieu des années 1970, qu’elle revient sur le devant de la scène. Fruit d’alliances entre syndicalistes, scientifiques et parfois mouvements de défense de l’environnement, des luttes menées en France (Jussieu, Amisol, Ferodo, etc.), en Angleterre, en Espagne, en Italie, par exemple, contribuent ainsi à médiatiser fortement les effets sanitaires de l’amiante et, notamment, les cancers pulmonaires et les mésothéliomes. La condamnation en 1977 à des peines de trois à six années d’emprisonnement des dirigeants de l’usine de colorants IPCA, près de Turin, joue le même rôle pour le cancer de la vessie à l’origine du décès de dizaines d’ouvriers de cette entreprise. Dans le même temps, une campagne syndicale internationale contribue à dénoncer les effets du chlorure de vinyle monomère (CVM), une substance utilisée dans l’industrie des plastiques, à l’origine de cancers du foie chez les ouvriers.
Mais il apparaît que les principaux groupes industriels concernés étaient depuis longtemps informés du risque, sur la base d’études menées auprès des ouvriers, dont les résultats avaient été dissimulés aux autorités publiques, en Europe et aux États-Unis. Ce scandale est au point de départ de la construction d’une législation européenne relative aux cancérogènes professionnels. Celle-ci s’organise surtout autour de la construction de valeurs limites d’exposition professionnelles (VLEP). La première d’entre elles, en 1978, concerne précisément le CVM. La majorité d’entre elles ne sont pas obligatoires et n’ont de portée qu’indicative. En 1980, quatre amines aromatiques rejoignent une liste de cancérogènes interdits, liste destinée à être régulièrement enrichie. Cette stratégie d’interdiction ne sera pas toutefois poursuivie, sauf pour l’amiante, par une directive qui n’a pris effet qu’en 2005. Pour les membres de la Commission européenne des années 2000, il s’agit de ne pas défavoriser l’industrie européenne dans la concurrence mondiale par la construction de normes trop astreignantes, quand bien même et selon ses propres chiffres, les cancers professionnels causent la mort de plus de 120 000 salariés chaque année en Europe.
Des millions de travailleurs sont donc encore exposés aux cancérogènes dans le cadre de leur travail. La base de données européenne Carex estime que c’était le cas de 32 millions de travailleurs en 1990, soit plus de 20 % de la population active du continent.
Et pourtant, le rôle du travail dans l’épidémie de cancer demeure singulièrement sous-estimé dans l’espace public. Alors même que le cancer est une maladie multifactorielle, résultat d’un cumul de facteurs, les campagnes de santé publique sur le cancer orientées exclusivement sur les comportements individuels tendent à construire une hiérarchie des causes du cancer qui laissent dans l’ombre les facteurs professionnels.