Un consensus macro-épidémiologique
Depuis la Seconde Guerre mondiale, et surtout depuis les années 1970, un constat épidémiologique s’est imposé : celui d’un basculement mondial vers une incidence et une prévalence croissantes de maladies non infectieuses et chroniques, qui prennent le pas sur des maladies infectieuses dans l’explication de la morbidité, de la mortalité et de l’invalidité en population générale. Ce constat est régulièrement renouvelé, notamment sur la base des données du Global Burden of Disease (GBD), collecte de données épidémiologiques inédite par son ampleur, promue par l’Institute of Health Metrics and Evaluation (IHME) de Vancouver, institution liée tant à des organisations internationales (l’Organisation mondiale de la santé, OMS) qu’à des financeurs privés (la Fondation Bill & Melinda Gates).
Cette place et ce rôle croissants de maladies chroniques dites « non-transmissibles » (« non-communicable diseases ») dans la dynamique épidémiologique mondiale, résumés par le modèle de la « transition épidémiologique »
L’environnement par défaut
Un tel paradigme en épidémiologie a souvent été interprété comme environnementaliste, i.e. rompant avec un « réductionnisme » de type pasteurien – que résumerait supposément la formule lapidaire « un germe, une maladie ». L’historiographie des vingt dernières années a montré que cette opposition entre deux paradigmes causaux est en partie caricaturale
À cette discussion sur l’ancienneté dans les sciences du vivant d’un questionnement environnementaliste sur les causes des maladies, s’ajoute aujourd’hui une proposition théorique – l’exposome – qui revendique une part importante de nouveauté. Tel que défini par Christopher P. Wild, l’exposome s’offre comme une approche systémique des « expositions » auxquelles est soumis l’organisme humain, pour compléter les explications de la génomique sur l’incidence et le développement des maladies chroniques. Plus précisément, l’exposome embrasse trois dimensions de l’environnement pour expliquer les maladies chroniques à l’échelle populationnelle. « L’environnement » à étudier se compose non seulement d’agents « externes spécifiques » (agents physiques ou chimiques potentiellement toxiques), de facteurs « externes généraux » (caractéristiques socioculturelles, socio-économiques et socio-environnementales de notre santé à mesurer à travers le niveau de diplôme, le niveau de vie, le caractère urbain ou rural du lieu de résidence, etc.), mais aussi d’éléments et mécanismes internes à l’organisme (hormones, métabolisme, stress oxydatif, etc.) ou hébergés par celui-ci (microchampignons, virus, bactéries, etc. composant le « microbiote »). Compris comme « l’intégration sur la vie entière de l’ensemble des expositions qui peuvent influencer la santé humaine » selon l’article 1er de la loi n° 2016-41 de modernisation de notre système de santé votée en 2016 par le Parlement français qui lui a donné un écho institutionnel notable, l’exposome paraît ainsi couronner une vision de l’environnement comme déterminant « par défaut » de la santé. Dans une approche à la fois systémique et analytique, l’environnement composé d’agents et de mécanismes extérieurs et intérieurs à l’organisme englobe tous les déterminants non génétiques de l’état de santé – des maladies chroniques tout spécialement.
À la recherche de déterminants socio-environnementaux de la santé
Une telle approche de l’environnement promet de potentielles collaborations entre sciences du vivant et sciences sociales, nombre des facteurs environnementaux « externes spécifiques » et plus encore « externes généraux » des maladies chroniques offrant des cibles de choix à une investigation sociologique ou historique, pour produire une épidémiologie sociale des pathologies en cause. L’environnement dans ses composantes sociales se présente ainsi comme un terrain potentiel de recherches à part entière, et pas seulement comme la part « non génétique », par défaut, des maladies chroniques. Pourtant, et malgré les fréquentes incantations à l’interdisciplinarité, les relations entre environnement et maladies chroniques sont rarement saisies par des efforts de recherche qui iraient de l’épidémiologie moléculaire, discipline phare des tenants de l’exposome, à des enquêtes sociologiques (quantitatives et qualitatives) de terrain.
Deux expressions au moins des difficultés à surmonter en la matière peuvent l’illustrer. D’une part, l’exploitation de big data débouche parfois sur des résultats décevants : alors qu’une grande part de la mortalité et de la morbidité relève selon l’OMS de « risques environnementaux modifiables » (22 % des années de vie perdues du fait de la maladie, de l’invalidité ou d’une mortalité précoce), moins de 10 % de la variance de cet indicateur concernant les maladies cardiovasculaires, respiratoires chroniques, ou le diabète s’expliquent pas le statut sociodémographique des individus. En d’autres termes, la traduction de « l’environnement » en caractéristiques sociales est balbutiante dans l’explication des maladies chroniques qui pèsent le plus lourd dans la mortalité et la morbidité mondiales. D’autre part, le modèle dominant de la formalisation en épidémiologie mobilise des variables telles que le sexe/genre et la
Le choc de la pandémie de COVID-19 donne de nouvelles raisons de promouvoir une épidémiologie socio-environnementale des maladies. Au-delà de la frontière entre maladies chroniques et aiguës, ou entre maladies infectieuses et non-infectieuses, les questions à résoudre sont en effet très proches : il s’agit surtout de découvrir les déterminants sociaux (au sens de déterminants écologiques) de la variabilité des pathologies. Même lorsque la ou les causes de ces maladies sont connues (comme dans le cas du virus SARS-CoV-2 pour la COVID-19), pourquoi celles-ci revêtent-elles des formes et des gravités si diverses entre hommes et femmes, « blancs » et noirs », riches et pauvres, etc. ?