L’histoire de la santé dans les mines relie des historiographies souvent séparées en traitant à la fois du travail et de la médecine, de la protection sociale et du management, du corps et du genre, de l’action syndicale et de l’immigration, en s’étendant à l’État et aux relations internationales via les liens étroits entre activité minière et souveraineté nationale.
Ancienne et mondialement diffusée, l’activité minière laisse apparaître plusieurs récurrences par une histoire où le cas européen ne peut être pensé isolément. Comme le retraça Mircea Eliade, les représentations qui lui sont appliquées l’associent volontiers au travail servile voire au contact direct avec le monde magique et redoutable des enfers. Cet arrière-plan anthropologique joue un rôle dans l’admissibilité sociale de risques professionnels exceptionnellement élevés, tout en se conjuguant bien sûr avec des facteurs matériels. L’exploitation minière en fait souvent une industrie rurale, concentrée dans des bassins éloignés des grands centres du pouvoir et de la circulation de l’opinion. Pour le malheur de sa main-d’œuvre, son produit est fréquemment stratégique : énergie majeure des industries depuis le xixe siècle (et en Chine aujourd’hui) pour le charbon ; support de l’expansion monétaire pour les métaux précieux tels l’argent du Potosi ou l’or du Transvaal.
La santé des mineurs a dès lors été considérée comme une variable de production. La protection d’une qualification précieuse, lentement accumulée sur le tas, disputée entre les entreprises et les nations, valut souvent aux mineurs de bénéficier d’un encadrement médical. Mais bien avant la révolution industrielle, celui-ci portait les ambiguïtés (préserver la main-d’œuvre ou optimiser son rendement) qui devait, au xxe siècle, retrouver la médecine du travail dans la définition de ses objectifs.
La difficile identification des causes de morbidité
Mais ces constantes n’empêchent pas l’historicité. Si les maladies des mineurs causées par l’inhalation de particules inorganiques sont attestées dès l’Antiquité, leur explication étiologique, et leur qualification médicale de « pneumoconioses » (par Friedrich von Zenker), ne datent que de 1867. Auparavant, l’attribution de leur causalité est variable. À la fin du Moyen Âge, la médecine qualifie de Bergsucht (affection des montagnes) les maux qui affligent les mineurs des massifs centre-européens. La schneeberger Krankheit, qui frappe d’un mal mystérieux les ouvriers extrayant le cobalt dans les mines de Schneeberg dans la Saxe, ne sera comprise comme un cancer du poumon – encore rare à l’époque –, et reliée à la présence conjointe de matériaux radioactifs, qu’à partir de la fin du xixe siècle.
Cette histoire longue ne se réduit pas au progrès linéaire de la rationalité médicale. Ainsi, la multiplication des observations anatomopathologiques à l’époque moderne, jadis étudiée par Michel Foucault, ne mena pas directement à la mise en évidence des « facteurs de risque » professionnels. Le grand Rudolf Wirchow lui-même, au xixe siècle, l’expliqua plutôt par des processus pathologiques internes.
Seules les transformations économiques mais aussi politiques du xixe siècle amenèrent la médecine sur les pistes qu’elle parcourt aujourd’hui. L’effet conjoint de la révolution industrielle et de la diffusion de la démocratie libérale en Europe entraîne alors plusieurs transformations majeures. La rapide progression des effectifs miniers pour satisfaire la demande énergétique se double de leur exposition à des risques accrus avec le creusement de puits toujours plus profonds et le développement d’outils (foreuses, explosifs) augmentant l’empoussièrement. L’organisation du mouvement ouvrier crée une pression qui « politise » la question des maladies liées au travail. D’une conception étiologique dans laquelle des médecins hygiénistes rattachaient une pathologie à une activité ou à une substance, on passe vers 1900 à une conception médicolégale : les « maladies professionnelles » sont désormais celles qui font l’objet – souvent à l’issue de luttes sociales – d’une législation spécifique imposant aux entreprises d’indemniser leurs ouvriers pour les dommages de santé subis.
Cette évolution générale entraîne pour les mines des conséquences particulières : avec l’« anthracose » en 1838 (Thomas Stratton), la « sidérose » en 1867 (de nouveau von Zenker) et la « silicose » en 1871 (Achille Visconti), la médecine, pour la première fois, attribue des pathologies au fait exclusif d’inhaler des poussières inorganiques (respectivement de charbon, de fer et de silice cristalline). Cette mise en évidence a été rendue possible par la création, en Europe, de commissions d’hygiène industrielle regroupant fonctionnaires, employeurs, médecins et, bientôt, syndicats : peuvent s’y confronter non seulement les spécialités mais aussi les approches internes au savoir médical (anatomopathologique, clinique, statistique, que rejoindra la radiologie).
L’application incertaine de la législation
Plus que jamais s’engage alors une tension entre principes de protection sanitaire et logiques de gestion. À mesure que s’impose l’indemnisation par les entreprises, celles-ci mandatent leurs médecins pour opposer, aux coûteuses « maladies professionnelles », le grand fléau de l’époque dont le bacille est identifié en 1882 par Koch : la tuberculose, qu’il est tentant d’attribuer aux mauvaises conditions de vie et d’hygiène privées des ouvriers, et de considérer du même coup comme la véritable affection dont souffrent ces derniers. La reconnaissance de la silicose, que validera finalement une convention du Bureau international du travail en 1934, reste ainsi bloquée plusieurs décennies durant, alors qu’elle devient la maladie professionnelle la plus mortelle par le nombre de ses victimes.
Encore cette « reconnaissance » ne saurait-elle entièrement faire illusion. Les législations nationales tendent souvent à la tronquer, à l’instar en Europe de celles du Royaume-Uni, qui admet en 1919 l’origine professionnelle de la silicose… hors des mines, ou de la France qui, en 1945, ne la déclare indemnisable que sous des conditions (de durée d’exposition par exemple) dérogatoires par rapport au régime des maladies professionnelles. Le jeu entre silicose et anthracose (dite désormais « pneumoconiose du houilleur ») est réglé selon des chronologies différentes d’un pays à l’autre, l’accent mis sur l’une venant souvent limiter la visibilité de l’autre. Que la silicose en France devienne dans les représentations, y compris du corps médical, l’apanage des bassins miniers, signifie à la fois qu’elle est souvent sous-diagnostiquée ailleurs, et que d’autres fléaux sanitaires comme les maladies liées à l’amiante y sont longtemps sous-évalués.
L’autre limite de la législation réside dans les limites de son application. Dans toute l’Europe – y compris dans les « démocraties populaires » d’après-guerre – les normes d’exposition aux particules reflètent davantage les contraintes d’exploitation que les critères sanitaires, les mesures d’empoussièrement étant du reste souvent biaisées par les compagnies.
En l’absence de barèmes clairs reliant dégradation de l’état de santé et diminution de la capacité productive, l’industrie utilise les taux d’indemnisation comme une sorte de prime, appliquée comme instrument de gestion de la main-d’œuvre. Elle impose aussi aux mineurs malades (et le cas échéant, post mortem, à leurs ayant droits) des critères d’établissement de la preuve qui engloutissent les enjeux de santé dans des batailles de tranchées bureaucratiques ou judiciaires, transférées aux systèmes de retraites à mesure de la fermeture des mines. L’institutionnalisation de la santé des mineurs signe ainsi à la fois la reconnaissance de la dangerosité de leur activité, et sa réduction fréquente à une charge de gestion dans un secteur que la rentabilité problématique érigea précocement en symbole de la désindustrialisation.