À l’image de la diversité des mouvements anarchistes, l’éducation libertaire possède une palette de nuances liée à chaque expérience et établissement éducatifs. Néanmoins, par ses principes et ses pratiques spécifiques, l’éducation libertaire est le pivot de tous ces courants. L’éducation est pour eux l’outil majeur d’émancipation politique et de transformation sociale. Car c’est par l’éducation que l’idéal d’une société socialiste peut être pensé et mis en œuvre durablement.
La définition d’une éducation libertaire
Penser une éducation émancipatrice, hors des pouvoirs religieux et politiques, fut une préoccupation majeure pour tous les courants anarchistes et libertaires depuis leur apparition. La plupart des théoriciens de l’anarchisme du xixe siècle ont abordé dans leurs écrits la question éducative. De William Godwin (1756-1836) à Charles Fourier (1772-1837), de Max Stirner (1806-1856) à Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), Louise Michel (1830-1905) ou Fernand Pelloutier (1867-1901), toutes et tous ont développé une réflexion sur l’instruction et l’émancipation du peuple. À cette série de figures de l’anarchisme de la première génération, on peut ajouter les écrits spécifiquement éducatifs de Michel Bakounine (1814-1876), Charles-Ange Laizant (1841-1920), Ferdinand Domela Nieuwenhuis (1846-1919), ou Jean Grave (1854-1939). Cette éducation est pensée au sens large, c’est-à-dire dépassant le cadre scolaire pour contribuer à la formation des travailleurs, notamment par les bibliothèques populaires. Il s’agit là, selon le terme de Proudhon, d’une éducation « polytechnique » car reliée aux revendications des travailleurs. Tous, à leur manière, ont défini une éducation qui dessine un projet de société, pensée comme un facteur révolutionnaire « déterminant », pour rependre le terme de Jean Maitron.
L’élaboration d’une éducation libertaire n’est pas seulement l’affirmation d’idées. C’est aussi une mise en pratique par l’expérimentation, celle des expériences éducatives des pédagogues Paul Robin (1837-1912), Sébastien Faure (1858-1942) et Francisco Ferrer (1859-1909). L’éducation n’est pas seulement le fait des « anarchistes-éducationnistes », pour reprendre la typologie de l’historien Gaetano Manfredonia. Penser une éducation hors de Dieu et de l’État pour une émancipation individuelle et collective est une ligne de fracture entre l’éducation libertaire et toutes les autres conceptions éducatives. C’est par ailleurs la colonne vertébrale de mouvements disparates qui entendent œuvrer à l’élaboration d’une société socialiste.
L’éducation intégrale
Théorisée en 1869 par Paul Robin, l’éducation définie comme « intégrale » correspond à la mise en pratique de l’éducation libertaire. Pour lui, c’est le moyen de fonder pour tous, les garçons et aussi les filles, de toutes classes sociales, un enseignement actif et concret, équilibré entre le développement physique, intellectuel et affectif des enfants. L’optique politique est assumée : l’éducation intégrale vise à l’émancipation humaine, sociale et politique de tous. Son adoption par la première internationale ouvrière (AIT) ouvre la voie à une éducation nouvelle progressiste et révolutionnaire.
Militant anarchiste mais aussi enseignant de l’école républicaine, Paul Robin met en place ses idées pédagogiques en dirigeant, grâce au soutien politique précieux de Ferdinand Buisson, alors directeur de l’Enseignement primaire, l’orphelinat de Cempuis. Créé au début des années 1860 dans la région parisienne, l’orphelinat de Cempuis devient, sous sa direction de 1880 à 1894, un laboratoire pédagogique de la pédagogie active. Certes, Paul Robin ne croit pas dans la spontanéité rousseauiste de l’enfant mais dans la nécessité de partir des besoins et des intérêts de l’enfant, en prenant en compte son propre rythme. Il y met en place des pratiques novatrices fondées sur l’enseignement esthétique, le chant, la danse, le dessin ou le théâtre. Ainsi, Cempuis, avec la mise en œuvre pratique et concrète de cette éducation conçue comme intégrale, reste le principal modèle des multiples expériences éducatives libertaires qui se développent au début du xxe siècle.
Par exemple, l’École moderne créée par Francisco Ferrer de 1901 à 1906, à Barcelone, entend bien faire rayonner, malgré son caractère éphémère, les pratiques de l’éducation intégrale. Fondée dans une Espagne monarchiste et catholique, son école met en avant la nécessité d’une formation à l’esprit critique, au libre examen et à la raison face à tous les pouvoirs et croyances.
En reprenant le terme d’« école moderne », Élise et Célestin Freinet souhaitent se placer dans le sillage des instituteurs syndicalistes de l’École rénovée de Ferrer qui précède ceux de l’École émancipée.
Ferrer, tout en reprenant les idées et les pratiques pédagogiques de Cempuis, met en lumière la nécessité d’une éducation pour tous, enfants et adultes, par une sorte de formation continue avant l’heure. Son école reste le pivot de la constitution d’écoles rationalistes dans toute l’Espagne. Ces écoles constituent un réseau sur lequel s’appuie la République espagnole en 1936 pour rénover le système éducatif, fonder le CENU (Conseil de l’école nouvelle unifiée) et créer des écoles et des athénées libertaires.
Milieux libres et communautés libertaires
L’opposition de la mouvance anarchiste aux pouvoirs n’est donc pas nécessairement un refus de l’école comme lieu d’altérité. Néanmoins, à côté des expériences scolaires de Robin et Ferrer, se multiplient à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle des communautés libertaires et milieux libres. Sans être spécifiquement éducatifs, ces espaces communautaires font de l’éducation un domaine important de leurs activités. L’objectif de ces milieux libres est de créer les îlots d’une société socialiste et fraternelle. Sophia Zaïkowska et Georges Butaud fondent plusieurs communautés, dont celle de Bascon, creuset des milieux anarchistes et végétaliens. Le pédagogue Sébastien Faure anime de 1904 à 1914 un milieu libre éducatif La Ruche. Au sein de cette communauté qui fait le triple choix d’une coéducation des sexes, d’une pédagogie concrète et hors du cadre de la classe, Sébastien Faure souligne l’importance d’une éducation intégrale respectueuse des aptitudes de chacun, de la nécessité de penser une éducation de liberté qui fait de l’enfant un être singulier mais aussi social.
Pédagogies anti-autoritaires et autogestionnaires
En 1919, les écoles libertaires de Hambourg et, en 1921, la création de Summerhill par Alexander S. Neill (1883-1973), marquent une inflexion vers des expériences autogestionnaires et coopératives de self-government. Tout en remettant en cause l’autorité de l’enseignant, Neill donne une image renouvelée des pédagogies anti-autoritaires en prenant plus en compte la spontanéité créative de l’enfant et en s’éloignant d’une vision directement politique de l’éducation libertaire. En 1960, son ouvrage Libres enfants de Summerhill propose une vision idéalisée de la liberté de l’enfant qui dépasse largement la sphère libertaire et rejoint les initiatives éducatives non plus strictement anarchistes mais progressistes et écologistes de l’après-1968.
Pédagogies coopératives du mouvement Freinet, pédagogies institutionnelles ou refus de l’école obligatoire avec Catherine Baker, l’éducation libertaire semble prendre de multiples visages. Au-delà du refus des dogmatiques religieux, politiques et économiques, c’est par l’autogestion revendiquée que ces mouvements se fédèrent. L’autogestion devenant le fondement de l’organisation interne de ces établissements à travers des conseils, des assemblées et de multiples espaces de discussions et de décisions. À Mérida en Espagne depuis 1978, l’école Paideia tente difficilement de maintenir cette vision. En 1982, en France, la création des lycées « expérimentaux » comme ceux de Saint-Nazaire, Hérouville-Saint Clair, Oléron ou du lycée autogéré de Paris maintiennent cette visée libertaire par un fonctionnement en rupture avec l’enseignement segmenté et cloisonné en disciples scolaires, bien qu’ils relèvent du système éducatif public.