Le manuel scolaire dans l’éducation juive en Europe aux xviiie et xixe siècles

Depuis l’Antiquité, la religion juive exige de lire et d’étudier la Torah (le texte biblique et, dans un sens plus large, la tradition juive) de façon journalière et continue. Aussi, la centralité du Livre dans l’éducation juive traditionnelle en Europe n’est pas un fait nouveau dans une société à orientation texto-centriste qui se définit autour de l’Écrit. La transformation du livre, doté d’un apparat pédagogique de plus en plus développé au xviiie siècle, et qui devient, au xixe siècle, le manuel scolaire tel que nous le connaissons de nos jours est, quant à elle, inédite. Certes support pédagogique dans le processus de transmission des savoirs, il est également le reflet de l’image sociale de son auteur et de ses usagers. Plusieurs centaines d’ouvrages publiés à l’intention des jeunes élèves juifs en Europe entre 1750 et 1900 illustrent bien la diversité et les enjeux de l’éducation juive moderne.

Catéchisme israélite, page de garde, France, Metz, 1818. Source : Bibliothèque nationale de France.
Catéchisme israélite, page de garde, France, Metz, 1818. Source : Bibliothèque nationale de France.
Sommaire

Un devoir religieux

Depuis l’Antiquité, la religion juive exige de lire et d’étudier la Torah (le texte biblique et, dans un sens plus large, la tradition juive) de façon journalière et continue. Il n’est donc pas étonnant que le peuple juif ait investi dans l’alphabétisation, l’instruction et l’éducation des futures générations. Il ne s’agit pas d’une nécessité liée à la perpétuation de la collectivité grâce à un processus de socialisation autour des textes sacrés, mais bien d’un devoir religieux, faisant de l’éducation des enfants une obligation à laquelle tous les pères doivent se soumettre, alliant ainsi les diverses formes de savoir-faire et de savoir-vivre avec les savoirs traditionnels.

Dans l’Europe médiévale, les familles juives louaient les services d’un enseignant populaire, le Mélamed, pour satisfaire à ce devoir. Ce dernier accueillait les enfants, dès l’âge de 5-6 ans, dans une salle attenante à la synagogue, le Chéder (littéralement, la pièce) ou à son propre domicile, pour leur dispenser, tout au long de l’année, un enseignement quotidien. Après quelques années consacrées à l’apprentissage de la lecture, à l’étude de la Bible et à l’acquisition des rudiments nécessaires à l’étude du Talmud, le texte fondamental de la loi juive, la plupart des élèves quittaient le Chéder et s’associaient à l’effort parental pour subvenir aux besoins de la famille. D’autres, parfois les plus doués ou les plus aisés, pouvaient être acceptés dans un centre d’études talmudiques destiné aux jeunes adolescents (la Yechiva), pour poursuivre l’étude du Talmud, sous la direction d’un éminent rabbin.

Ainsi, la centralité du Livre dans l’éducation juive traditionnelle en Europe n’est pas un fait nouveau qui apparaît, à l’approche de l’ère moderne, dans une société à orientation texto-centriste qui se définit autour de l’Écrit. La transformation du livre, doté d’un apparat pédagogique de plus en plus développé au xviiie siècle, et qui devient, au xixesiècle, le manuel scolaire tel que nous le connaissons de nos jours, est inédite.

Éducation et émancipation

À la fin du xixe siècle, la plupart des enfants juifs en Europe sont scolarisés, soit dans des écoles d’État – comme c’est surtout le cas en France, en Italie et en Allemagne –, soit dans des écoles communautaires, particulièrement en Europe centrale et en Russie. Certains de ces établissements scolaires confessionnels continuent à donner un enseignement traditionnel centré sur l’étude du Talmud, selon des méthodes d’enseignement ancestrales. D’autres adoptent un enseignement moderne qui allie les matières juives aux connaissances générales, en se fondant sur la pédagogie et la didactique.

Mais le livre scolaire ne sert pas seulement de support pédagogique dans le processus de transmission des savoirs : il est le reflet de l’image sociale de son auteur et de ses usagers. Aussi, la diversité des manuels scolaires utilisés dans les communautés juives européennes dès la deuxième moitié du xviiie siècle, traduit les différentes étapes de l’émancipation des juifs et de leur intégration dans la société moderne. Si la France a été la première à attribuer aux juifs l’égalité des droits pleine et entière par le vote de l’Assemblée constituante en 1791, le processus d’émancipation a débuté juridiquement avec l’édit de tolérance de Joseph II d’Autriche (1781), accordant la liberté de culte aux protestants comme aux juifs. Il s’est enclenché, en Allemagne, grâce à la conjonction de la philosophie des Lumières et de la Haskalah, le mouvement de pensée juif qui marque les prémices de la modernisation des communautés juives européennes.

Tout au long du xixe siècle, l’émancipation s’étend en Europe, de l’ouest vers l’est : la Prusse en 1812, la Belgique et la Grèce en 1830, l’Autriche-Hongrie en 1867 et, enfin, la Russie en 1917. Elle se traduit par une série d’actes législatifs par lesquels les États reconnaissent la citoyenneté aux Juifs, leur ouvrant de nouvelles perspectives professionnelles. Elle bouleverse également le rapport des Juifs avec leur religion qui ne peut plus régir tous les actes de leur vie. Ces changements identitaires apparaissent de façon très claire dans l’éducation juive et, plus particulièrement, dans les manuels scolaires utilisés dans les écoles juives.

Entre 1750 et 1900, plusieurs centaines d’ouvrages sont publiés à l’intention des jeunes élèves juifs en Europe. Certains de ces livres sont l’initiative de nouveaux instituts juifs créés après l’émancipation, comme la fondation Jüdische Freyschule à Berlin (1778) ou la Société pour la propagation de l’instruction parmi les juifs de Russie (1863) qui adhèrent au projet de régénération du peuple juif. Ces manuels scolaires révèlent l’apprentissage de matières qui étaient jusqu’à présent absentes du curriculum de l’éducation juive formelle : arithmétique et géométrie, histoire contemporaine et géographie des continents éloignés, langues nationales – surtout le russe, le polonais et l’anglais – et littérature. Dans tous ces livres, l’usage de la pédagogie moderne est de plus en plus répandu.

À ceux-ci il faut également rajouter des manuels scolaires consacrés à l’éducation religieuse, particulièrement utilisés dans des communautés déjà émancipées dont les jeunes enfants, scolarisés dans les écoles d’État, bénéficient d’un enseignement général donné en commun avec leurs jeunes concitoyens. Ils retrouvent leurs coreligionnaires pour l’enseignement du judaïsme et l’acquisition des bases de la langue hébraïque, nécessaire au culte. Il s’agit donc de livres de caractère religieux, le plus souvent écrits par un rabbin, et étudiés vers 12-13 ans, à l’approche de la maturité religieuse. Une nouvelle forme d’apprentissage apparaît dans ces manuels d’instruction religieuse : la rhétorique catéchèse.

Une nouvelle organisation des savoirs

Présenté sous forme de questions et de réponses, le mode rhétorique du catéchisme offre un condensé des éléments de la foi, compréhensible par tous et que l’on peut aisément communiquer, mémoriser et enseigner. Initialement utilisé par Luther en 1529, puis repris par l’Église catholique, le catéchisme sort du cadre confessionnel à la fin du xviiie siècle. Il se transforme en un ouvrage de base qui résume une doctrine politique, un sujet scientifique ou même, une pratique et un savoir-faire.

Chez les Juifs, l’usage du catéchisme au xixe siècle est une innovation : c’est un changement de forme et de fond. En effet, contrairement à l’instruction religieuse dans le cadre chrétien où le Credo tient une place centrale, celle qui était dispensée chez les Juifs ne portait pas sur les croyances, mais sur la pratique religieuse. Elle s’insérait ainsi traditionnellement dans un processus de socialisation de la nouvelle génération, conformément aux règles de comportement prescrites par la religion. En revanche, dans ces nouveaux manuels modernes, la définition de la religion juive, de ses dogmes et de sa morale joue le rôle principal. De même, les devoirs civils sont exposés en parallèle des devoirs religieux et l’amour de la patrie est justifié par des versets de la Bible ou par des sentences rabbiniques. Le manuel d’instruction religieuse reflète donc un regard nouveau sur la présentation de la religion juive, au travers de son enseignement. Certes, la forme dialoguée est un genre qui apparaissait déjà dans la littérature juive traditionnelle, depuis les exposés du Talmud jusqu’aux ouvrages philosophiques de la Renaissance. Mais ces ouvrages, essentiellement destinés à un public adulte et rédigés dans la langue classique véhiculaire des juifs, n’était pas abordables sans une formation préalable. Les manuels d’instruction religieuse, quant à eux, sont destinés à l’enfance et rédigés dans les langues européennes, ils se veulent simples et à la portée de tous. L’utilisation du catéchisme dans l’enseignement du judaïsme entraîne donc deux changements radicaux : l’apparition de nouvelles thématiques et la constitution d’un support pédagogique inédit. Il représente une nouvelle organisation des savoirs, une redéfinition du judaïsme et une reconstruction de l’identité juive dans un contexte moderne.

Citer cet article

Yehouda Bitty , « Le manuel scolaire dans l’éducation juive en Europe aux xviiie et xixe siècles », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 21/07/22 , consulté le 23/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21925

Bibliographie

Bitty, Yehouda, « Le Catéchisme du culte judaïque (1818), premier manuel d’instruction religieuse israélite en français », Archives Juives, 2023/1 (Vol. 56), p. 132-143. 

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