C’est aux xixe et xxe siècles que la petite enfance fait son apparition en tant que nouvel âge de la vie. Celui-ci se définit en lien avec la scolarisation obligatoire des enfants (entre 5 à 7 ans selon les sociétés et les époques), alors en voie de généralisation. On le qualifie d’ailleurs d’« âge préscolaire ». Ces nouvelles manières de percevoir, d’étudier et de traiter les enfants entre la naissance et l’âge scolaire font intervenir des acteurs issus de champs aussi divers que la santé, l’éducation et le « social », sans oublier les familles elles-mêmes. Elles impliquent donc les femmes en tant que soignantes, nourrices, éducatrices, scientifiques et plus généralement en tant que mères et travailleuses : la petite enfance apparaît alors comme un domaine féminin réservé.
Les premières initiatives de prise en charge du petit enfant
Tout au long du xixe siècle, la mortalité infantile reste élevée dans tous les pays d’Europe. L’affection éprouvée pour le petit enfant, qui s’observe au sein de la famille nucléaire, coexiste avec le désintérêt et le calcul économique. L’abandon des nourrissons et la mise en nourrice massive sont alors à leur apogée. Tous ces phénomènes sont particulièrement accentués dans les villes : en 1860, la moitié des enfants parisiens sont en nourrice.
En le considérant comme un être à éduquer, les Lumières ont pourtant fait évoluer les représentations du petit enfant et ont conduit à une série d’expérimentations célèbres – l’institut de Johann-Friedrich Pestalozzi (1746-1827) à Yverdon, les infant schools d’Owen (1771-1858) à New Lanark, le Kindergarten de Fröbel (1782-1852) à Keilhau – qui offrent aux femmes issues de la bourgeoisie un espace d’affirmation voire de professionnalisation. Face aux effets sociaux de l’industrialisation, la priorité va toutefois d’abord à la prise en charge des enfants dont les mères sont contraintes de travailler : créés au départ par les Églises ou par de riches philanthropes, salles d’asile et crèches en France, Bewahranstalten en Allemagne ou presepi en Italie combinent attention à la survie de l’enfant et contrôle de classe sur les mères. Cette prise en charge est alors regardée comme une aide d’urgence et n’est pas vouée à s’universaliser. Elle se révèle contrastée entre un pays comme l’Allemagne où elle est faible et dispersée entre une multiplicité d’acteurs privés et des pays (France, Espagne, Italie) où la puissance publique, en concurrence avec l’Église catholique, prend progressivement en charge les salles d’asile. En France, elles accueillent déjà quelque 644 000 enfants lorsqu’elles sont transformées en classes maternelles en 1881.
La révolution pastorienne des années 1890 fait entrer la petite enfance dans une nouvelle époque, en permettant la chute marquée et définitive de la mortalité infantile, grâce à la connaissance de l’origine des microbes, à la « pasteurisation » et aux premiers vaccins. Elle s’accompagne d’une série d’initiatives nouvelles : « Gouttes de lait » (fournissant aux mères du lait stérilisé), dispensaires, associations de promotion de l’allaitement et crèches se développent dans un espace européen transnational dont témoigne la pratique des congrès internationaux, comme ceux de la Goutte de lait qui se tiennent à Paris en 1905, à Bruxelles en 1907, puis à Berlin en 1911. Avec l’affirmation des nationalismes, la baisse du taux de natalité alimente la peur du déclin démographique et renforce les représentations maternalistes justifiant la création des allocations familiales et des premiers congés de maternité, ainsi que la promotion de l’allaitement, ce dans tous les pays européens indépendamment de leur orientation idéologique libérale, fasciste ou communiste.
Le petit enfant, un objet de science
Cette révolution de l’hygiène s’accompagne d’un changement de regard sur le petit enfant, désormais nouvel objet de science. Le scientifique étasunien Stanley Hall (1846-1924) crée à cette fin le terme de « pédologie », définie comme une science du développement psychologique et cognitif de l’enfant. C’est autour de la notion de « développement » et de ses « stades » que va s’organiser une multiplicité de discours scientifiques, selon deux directions principales : celle, psychanalytique, inaugurée par Sigmund Freud (1856-1939) et poursuivie de manière critique par Melanie Klein (1882-1960), John Bowlby (1907-1990) ou René Spitz (1887-1994) ; celle, cognitive, inaugurée par Jean Piaget (1896-1980) par rapport auquel se positionneront Henri Wallon (1879-1962) ou Lev Vygotsky (1896-1934). Certes peu nombreuses, c’est par la pédiatrie que les femmes pénètrent la médecine et la psychologie, comme la Hongroise Emmi Pikler (1902-1984), inventeuse de la « motricité libre », l’Allemande Marie-Elise Kayser (1885-1950), fondatrice des lactariums publics en Allemagne, ou l’Italienne Maria Montessori (1870-1952), créatrice de la pédagogie du même nom.
Changement de perception et scientifisation de l’enfant viennent renouveler le projet éducatif des Lumières : le mouvement des Kindergarten en Allemagne, les Case dei bambini en Italie, l’école maternelle en France, tout comme les établissements créés en URSS, inspirés par Vygotsky dans le prolongement de la pédologie de Hall, sont autant de manifestations de cette confiance dans la pédagogie, alors même que leurs conceptions sont différentes voire opposées. Elles offrent souvent aux femmes leurs premières carrières dans la recherche pédagogique, comme Maria Montessori en Italie voire dans la haute administration, comme Pauline Kergomard (1838-1925) en France.
Travail des femmes et prise en charge des enfants
La deuxième moitié du xxe siècle est caractérisée par une expansion massive et spécifiquement européenne des politiques nationales sanitaires et sociales. La vaccination systématique contre la rougeole, la poliomyélite et la rubéole fait encore diminuer la mortalité infantile, en particulier dans les pays d’Europe centrale où les régimes communistes créent les premiers systèmes de santé publique nationaux. L’apparition du plastique, du lait, de l’alimentation artificiels ainsi que des jouets industriels changent le quotidien des enfants et des parents des classes moyennes et bourgeoises.
Alors que le partage inégal du travail domestique est rarement remis en question, la légitimation du travail salarié des femmes pose désormais la question des droits sociaux associés à la prise en charge des enfants. Deux modèles s’imposent : un modèle éducatif, adossé à l’institution scolaire et distinct des crèches, qui se généralise en France, en Angleterre et en Belgique, puis en Italie et en Espagne ; un modèle de soin à l’enfant et de service aux mères, couvrant tous les âges de la petite enfance, qui se généralise ex nihilo dans les pays scandinaves ainsi que dans les pays communistes à partir des années 1960 et se charge progressivement de missions éducatives. La prise en charge collective des enfants nourrit aussi l’emploi féminin, dans un secteur qui remplit une forme de fonction maternelle socialisée.
L’idée désormais consensuelle d’une éducation de la petite enfance s’inscrit dans une vision du petit enfant comme individu en voie de socialisation : ces représentations sont portées par l’essor et la vulgarisation de la psychologie, avec des revues pour parents et des ouvrages de référence, comme le mondialement célèbre Comment soigner et éduquer son enfant (1952), de Benjamin Spock. Cette conception de l’éducation favorise un certain retour des hommes, lesquels étaient bien présents dans le domaine de la petite enfance, par exemple dans les salles d’asile française du xixe siècle, mais s’y étaient peu à peu trouvés marginalisés, sauf en tant que médecins ou scientifiques. Leur retour s’observe dans la place grandissante attribuée au père. L’importance accordée à la psychologie de l’enfant semble aussi aller de pair avec une socialisation de genre renforcée : jusqu’au début du xxe siècle, les petits enfants étaient souvent vêtus de manière non sexuée. Au contraire, l’évolution qui s’observe depuis le milieu du xxe siècle met plutôt en évidence une socialisation précoce en tant que petit garçon ou en tant que petite fille. Malgré les divergences de vues, la diversité des trajectoires nationales et l’existence de clivages idéologiques, cette tendance à voir dans le petit enfant un être social s’observe dans tous les pays et contribue à une représentation européenne commune de la petite enfance.