Les recherches récentes sur le syndicalisme enseignant, menées en histoire, science politique, sociologie (des mouvements sociaux, des professions et des identités professionnelles) ou sciences de l’éducation, ont mis en évidence les liens entre les syndicats enseignants et la démocratisation. Dans les sociétés démocratiques, le plus souvent les principaux syndicats d’enseignants progressistes intègrent à leurs revendications professionnelles l’objectif d’une démocratisation constante de l’école (adjoignant à la démocratisation de la sélection celle de la réussite). La notion de « démocratisation », du point de vue de l’éducation, se réfère à l’extension de l’éducation secondaire et supérieure aux élèves issus des classes populaires, antérieurement – avant la Seconde Guerre mondiale – privés d’un tel accès systématique à ces niveaux. Cette définition approfondit une conception plus politique de la démocratisation en tant qu’accès à de nouveaux droits. Néanmoins, les syndicats d’enseignants ont pu jouer des rôles différenciés face aux politiques de démocratisation menées en Europe depuis les années 1960.
Accompagner les processus de démocratisations politiques
Dans plusieurs pays européens redevenus démocratiques après une longue période de dictature, les syndicats d’enseignants se sont imposés comme véritables acteurs dans les politiques éducatives et dans le processus de démocratisation de l’enseignement. Au Portugal, alors que les syndicats et associations d’enseignants ont joué un rôle non négligeable à partir de la fin du xixe siècle, ils ont constitué des « groupes d’études » dans l’éducation secondaire entre 1969 et 1974, prélude à leur participation à la Révolution des Œillets et à la structuration d’un véritable syndicalisme enseignant à cette époque, avant de contribuer à l’amélioration de la formation des enseignants à la fin du xxe et au début du xxie siècle. Les syndicats ont aussi accompagné la transition démocratique après 1976 en Espagne : les structures syndicales précédemment intégrées au dispositif autoritaire se transforment alors en institutions démocratiques, avant de se pencher sur le contexte économique et politique néolibéral dans lequel l’organisation de la profession enseignante est remise en question. En Italie, les syndicats d’enseignants ont surtout évolué dans les années 1960 en réaction au fascisme de la période 1920-1945, et font aussi face actuellement à la pression néolibérale qui s’exerce sur la profession enseignante. Ces transformations soulignent le potentiel de ressources démocratiques et de résistance des syndicats enseignants, qui se confirme dans le cas de nouveaux contextes « illibéraux », comme par exemple aujourd’hui en Hongrie.
Ouvrir l’enseignement secondaire aux classes populaires
Dans des pays marqués par une tradition démocratique et un dialogue social plus anciens, les syndicats sont des acteurs de la démocratisation scolaire. Après la Seconde Guerre mondiale, en Europe de l’Ouest, une vague générale de réformes a permis à un nombre grandissant d’élèves de recevoir une éducation secondaire ; ce phénomène peut être qualifié de démocratisation quantitative ou « démocratisation de la sélection ». Par exemple, en Angleterre, un million d’étudiants fréquentaient un établissement secondaire en 1945, deux millions à la fin des années 1950 et quatre à la fin des années 1970. En France, le nombre d’élèves qui suivaient une éducation secondaire du premier cycle a doublé entre 1945 et 1958 (en passant d’environ 350 000 à 700 000) ; après les différentes réformes (1959, 1963, 1975), la quasi-totalité d’une génération était concernée dans les années 1980 ; 25,9% ont obtenu leur baccalauréat en 1980, 43,5 % en 1990, et 62,8 % en 2000.
Les syndicats d’enseignants ont été parties prenantes dans les politiques éducatives et la démocratisation de l’enseignement. Par exemple, en Angleterre, si le NUT et le NAS ont évité d’être affiliés à des partis politiques de manière visible, et ont cherché à se présenter comme étant motivés uniquement par des questionnements d’ordre professionnel, en réalité leur conception des politiques éducatives est distincte. La première organisation est en faveur de la démocratisation de l’éducation et a approuvé les mesures politiques démocratiques du gouvernement (symbolisées par la création de l’école secondaire publique ou comprehensive school à partir de 1965), tandis que la seconde paraît plus conservatrice et tournée vers un modèle d’école sélective (ou grammar school). Depuis 1997, les syndicats d’enseignants progressistes tels que le NUT ont dû faire face à la modernisation de la gestion du système éducatif et à l’application de modèle managériaux par les gouvernements du parti travailliste New Labour, et notamment à la contradiction apparente entre les éléments de modernisation requérant l’évaluation des performances et ceux qui promeuvent la justice et l’adaptabilité en prenant en compte prioritairement la démocratisation.
Les enjeux de la démocratisation de l’enseignement
En France, depuis le début de la démocratisation dans les années 1960 et dans le contexte de l’allongement des scolarités jusqu’à 16 ans (la scolarité est rendue obligatoire jusqu’à cet âge par le décret Berthoin de 1959), le débat principal s’est concentré sur la conception du niveau « second degré » et s’est cristallisé sur la conception de ce qui est devenu par la loi Haby de 1975 le collège unique : pour le SNI et la majorité des membres de la FEN, cette étape du cursus d’un élève devait s’inscrire dans la continuité de l’école primaire (et les enseignants d’écoles primaires étaient jugés les plus aptes à y enseigner) ; tandis que pour le SNES, la différence entre ces deux étapes de l’éducation (second degré bien distingué du premier) devait être soulignée parce que les élèves issus de classes sociales défavorisées avaient aussi le droit d’avoir accès à une éducation de haut niveau. Depuis les années 1990, les traces de ce débat concernent les contours de la démocratisation de l’éducation. La priorité consiste-t-elle à faire en sorte que l’école s’adapte au profil sociologique de la majorité des élèves, et d’une certaine manière, à faire baisser le niveau d’exigence ? Ou de maintenir un niveau élevé d’exigence en suivant les découpages disciplinaires traditionnels afin de ne pas mépriser ces élèves et leur permettre d’avoir accès aux domaines d’études les plus en vue ? Tandis que l’égalisation des statuts des enseignants du primaire et du secondaire n’a pas été un problème majeur depuis 1989 (loi Jospin et création des IUFM rassemblant les deux catégories d’enseignants dans les mêmes instituts de formation), on ne peut en dire autant des cultures professionnelles des corps enseignants qui restent distinctes, freinant dès lors une démocratisation conçue désormais comme la recherche d’une égalité réelle des chances des élèves quelles que soient les origines sociales, à l’image de la politique des zones d’éducation prioritaire inaugurée en 1981.
Le cas de l’Allemagne
L’Allemagne de l’Ouest est un cas à part, puisque les syndicats d’enseignants appartiennent à de grandes organisations professionnelles. La démocratisation de l’école commencée dans les années 1960 a conduit aussi bien à la construction qu’à l’expansion de nombreux Realschulen et Gymnasien. La GEW a activement soutenu ces réformes tandis que les organisations d’enseignants de la DBB (la Fédération des fonctionnaires) estimaient que le modèle de l’école traditionnelle et sélective était menacé, et participaient à la création du syndicat conservateur DL dirigé par DPhV. En 1978, ce syndicat a organisé un congrès d’opposition aux réformes démocratiques, appelé de manière significative « Courage dans l’éducation ». Le DPhV est allé jusqu’à critiquer les Gymnasien, écoles pourtant traditionnelles, parce que la démocratisation était censée faire baisser la qualité de l’éducation. Pendant cette période, le GEW avait pour but d’unifier les différentes catégories d’enseignants en obtenant que les durées de formation et les salaires soient identiques pour tous, tandis que le DPhV voulait maintenir une distinction professionnelle entre elles. Progressivement, dans la plupart des Länder, les différences se réduisent entre les enseignants d’écoles primaires ou populaires et ceux d’établissements sélectifs, ce qui constitue un autre effet de la démocratisation.
Acronymes de syndicats d’enseignants
DBB : Deutsche Beamtenbund
DL : Deutscher Lerherverband
DPhV : Deutscher Philologenverband
FEN : Fédération de l’Éducation nationale
GEW : Gewerkshaft Erziehung und Wissenschaft
NAS : National Association of Schoolmasters
NUT : National Union of Teachers
SNES : Syndicat national des enseignements de second degré
SNI : Syndicat national des instituteurs et des institutrices