Mouvement ouvrier, circulation des savoirs et des idées
Bien avant la reconnaissance légale des syndicats (en France, 1884), et avant même l’association internationale des travailleurs (AIT, Londres, 1864), les différents collectifs qui donnent naissance au mouvement ouvrier à partir des années 1830 considèrent essentielles l’instruction et l’éducation. En effet, c’est par l’émancipation intellectuelle que le peuple est censé accéder à l’émancipation sociale et politique. Or le développement de l’éducation ouvrière doit beaucoup aux différents échanges transnationaux, qu’ils soient volontaires (circulation des idées, des publications, des observations sur les conditions de vie ouvrière dans différents pays, installations communautaires en nouveau monde, etc.) ou subis (migrations, déportations, exils politiques). Ces échanges se développent surtout entre pays européens, mais aussi avec les Amériques et dans les empires coloniaux.
L’éducation ouvrière désigne ici uniquement l’éducation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes et non les actions philanthropiques, publiques ou patronales d’éducation des ouvriers. Elle vise essentiellement l’acquisition d’un savoir social et politique, même si le travail et l’éducation professionnelle sont souvent inclus dans la réflexion. Plus ou moins formalisée, elle se concrétise éventuellement dans de véritables cours, par exemple dans des maisons du peuple ou bourses du travail, mais se déploie le plus souvent par le biais de lectures encouragées (journaux ouvriers, fascicules diffusés sous le manteau, bibliothèques ouvrières) ou directement dans l’action collective (participation à des réunions, à des insurrections, à des grèves). L’éducation ouvrière peut aussi être comprise à la fois comme construction historique et condition sine qua non du mouvement ouvrier lui-même. En effet, ce dernier a porté à sa propre histoire une attention toute particulière, l’édifiant en savoir principal à dispenser. La constitution de la classe ouvrière, ou conscience de classe, résulte fondamentalement d’un processus éducatif.
Les animateurs du mouvement ouvrier ne sont pas représentatifs de l’ensemble des ouvriers. Ce sont des hommes, le plus souvent des ouvriers d’art instruits, qui développent une pensée sur l’éducation. À de très rares exceptions près, ils pensent que les femmes n’ont pas leur place à l’atelier. En conséquence, mémoire et histoire ont longtemps occulté les initiatives d’ouvrières, certes éphémères mais parfois très significatives si l’on pense par exemple à la part prise par Jeanne Deroin (1805-1894) à l’éducation des prolétaires et à l’organisation de collectifs. Les initiatives de femmes dans le mouvement ouvrier transnational sont aujourd’hui réexaminées.
Mondialisation et enjeux de la formation
À la fin du xixe siècle, les différents États occidentaux (ré)autorisent peu à peu les réunions, reconnaissent le droit de grève puis les syndicats. Pour le mouvement ouvrier, la mondialisation croissante de l’économie entraîne un devoir de solidarité transnationale. L’internationalisme devient synonyme d’union ouvrière sans frontières. Le mouvement ouvrier s’organise au travers de fédérations syndicales internationales spécifiques aux branches professionnelles et dans de grandes confédérations dont les contours se modifient dans le contrecoup des guerres et des crises géopolitiques. Le rôle de représentant des travailleurs acquiert une reconnaissance institutionnelle dans le tripartisme de l’Organisation internationale du travail (OIT), qui se met en place en 1919. Dans ce cadre, les syndicats sont amenés à prendre part à l’élaboration des normes internationales sur les conditions de travail et à la réflexion sur la formation professionnelle. La formation militante se technicise, il devient de plus en plus nécessaire d’acquérir de nouveaux savoirs juridiques, économiques et sociaux.
Dans l’après-Seconde Guerre mondiale, deux grandes confédérations syndicales internationales s’opposent : la Fédération syndicale mondiale (FSM), qui regroupe les syndicats du bloc de l’Est et sympathisants communistes, et la Confédération internationale des syndicats libres (CISL), créée par scission avec la première en 1949 sur un projet social-démocrate. Les deux siègent dans les grandes organisations internationales (OIT, Unesco).
La FSM comme la CISL placent l’éducation et la formation au cœur de leur projet syndical. La formation interne est bien sûr essentielle pour préparer les syndicalistes à prendre part à l’encadrement des organisations et aux négociations. Pour autant, les modèles politiques des sociétés à faire advenir façonnent l’engagement et la formation militante. Au-delà de leurs seuls membres, il s’agit enfin également pour les confédérations de contribuer à l’éducation et à la formation de tous les travailleurs et travailleuses.
L’éducation ouvrière à l’échelle planétaire commence par l’alphabétisation. La FSM et la CISL s’y impliquent en lien avec l’Unesco et l’OIT. Les moyens audiovisuels, en particulier des films-fixes qui mettent en images l’histoire ouvrière, sont utilisés pour sensibiliser à l’importance des collectifs et de la solidarité dans la défense des droits des travailleurs. Dans le contexte de la guerre froide et de la décolonisation, l’enjeu est d’amener les pays émergents d’Afrique ou d’Asie, après les indépendances, à organiser leurs propres syndicats nationaux qu’il s’agit ensuite d’attirer vers l’un des côtés du rideau de fer, à travers leur adhésion à l’un ou l’autre syndicat international.
L’action éducative dans les pays dits du « tiers monde » dans les années 1960 met en évidence les fortes disparités d’accès à l’éducation selon les sexes dans de nombreuses cultures. La formation des femmes devient sujet de préoccupation et de surenchère dans la compétition entre les syndicats internationaux. Ce contexte amplifie les voix d’un groupe de femmes syndicalistes qui portent haut la revendication d’un réel développement de la formation – syndicale et professionnelle – des travailleuses, partout négligée, y compris dans les pays occidentaux et dans leurs syndicats respectifs. Si l’année 1965 marque un début de reconnaissance du retard pris dans la formation et la responsabilité syndicales des femmes dans les instances internationales, il n’en sera pas pour autant rapidement résorbé.
Par la suite, en 1973, une Confédération européenne des syndicats (CES) se crée. La détente de la guerre froide et les enjeux relocalisés à une seule région du monde sont propices au dépassement des clivages et au rassemblement des syndicats – chrétiens, « libres » et révolutionnaires. Accompagnant les politiques européennes d’éducation permanente puis de formation tout au long de la vie, la CES devient un espace d’acquisition des codes et des normes dans l’espace communautaire qui l’amène à se conformer aux règles du libéralisme, en véritable décalage avec la culture des syndicats nationaux censés y être représentés.