Penser ensemble l’apprentissage et l’enseignement technique supérieur apparaît, a priori, incongru tant ce mode de formation est associé aux premiers niveaux de qualification. Cependant, l’apprentissage concerne, au xixe siècle, une large gamme de qualifications partout en Europe et tend à s’ouvrir, depuis la fin des années 1980, aux diplômes de l’enseignement supérieur.
L’apprentissage des métiers, l’enseignement supérieur des professions
Au milieu du xixe siècle, l’apprentissage « sur le tas » forme à une diversité de métiers, industriels comme artisanaux, malgré la place inégale des corporations dans la régulation des activités économiques, plus forte, à cette époque, en Allemagne, Autriche ou en Suisse qu’en Angleterre ou en France. Ce mode de formation se définit par un lieu, l’atelier, et par la relation contractuelle qui unit l’apprenti-e et son maître ou sa maîtresse. À cette logique du métier s’oppose celle des professions dont la légitimité repose sur les titres scolaires, au premier rang desquels ceux des facultés de médecine et de droit.
La partition entre apprentissage des métiers et diplôme des professions se brouille dans les dernières décennies du xixe siècle. Les écoles professionnelles qui apparaissent dans de nombreuses villes européennes tournées vers l’industrie assoient la qualification ouvrière sur la certification scolaire. Réciproquement, l’enseignement supérieur s’ouvre de plus en plus à l’industrie par le biais du développement de la formation des ingénieurs civils : créations d’écoles polytechniques en Suisse ou Italie, d’universités techniques en Allemagne et élargissement des écoles autorisées à délivrer des diplômes d’ingénieurs en France, à l’instar des Arts et Métiers en 1907. Dès lors, schématiquement, l’enseignement professionnel est celui des métiers et l’enseignement supérieur fait une place en son sein à l’enseignement technique.
L’apprentissage, contre les diplômes ou tout contre les diplômes ?
Les comparaisons relatives à la place de l’apprentissage au xxe siècle entre pays européens sont davantage le fait de politistes et d’économistes dans une perspective de modélisation que d’historiens ou de sociologues soucieux des aspérités empiriques. La notion synthétique de « culture du travail » figure au centre des typologies proposées qui discriminent trois idéaux-types : le modèle de l’économie de marché dont la Grande-Bretagne serait la représentante, le modèle bureaucratique dont le meilleur exemple serait la France et le modèle corporatiste ou dual qu’incarnerait l’Allemagne.
Or les différences de situations nationales dans la seconde moitié du xxe siècle s’avèrent moins tranchées et plus ambigües qu’il n’y paraît. D’une part, les projets de réforme s’inspirent de ce qui se fait ailleurs. Le SPD allemand considère ainsi, au milieu des années 1970, la taxe d’apprentissage française comme un exemple à suivre. D’autre part, en prenant comme poste d’observation le statut des titres que délivre l’apprentissage, apparaissent des cas hybrides, à l’instar du système suisse. Certes, l’apprentissage en Suisse a, comme en Allemagne, le (quasi-)monopole sur la délivrance de certains titres, notamment le certificat fédéral de capacité (CFC), pivot de la formation professionnelle depuis les années 1930. Mais, comme en France, ce CFC est un diplôme à part entière et non un certificat de branche professionnelle. C’est la raison pour laquelle l’apprentissage a pu s’ouvrir ces dernières années aux titres immédiatement inférieur (l’attestation fédérale de formation professionnelle – AFP) et supérieur (la maturité professionnelle – MP) au CFC, alors que l’idée même d’une hiérarchie des titres auxquels l’apprentissage prépare ne fait pas sens en Allemagne.
La France est sans conteste le pays européen où l’apprentissage entretient les liens les plus étroits avec l’enseignement technique et professionnel et ses diplômes. Avec la loi Astier de 1919, le certificat d’aptitude professionnelle (CAP) devient, en droit, la sanction terminale de l’apprentissage, tout en étant, en fait, préparé majoritairement par la voie scolaire. Sur le plan financier, de son instauration en 1925 jusqu’à sa refonte en 2018, la taxe d’apprentissage à laquelle sont assujetties les entreprises finance aussi bien l’apprentissage que les formations initiales sous statut scolaire. Les parts respectives de chacune des voies dans l’allocation de la taxe n’ont d’ailleurs eu de cesse de faire l’objet de luttes intenses. En 1985, le nouvel arrivant dans le paysage des diplômes, le baccalauréat professionnel, constitue le pont entre enseignements secondaire et supérieur dont se saisissent deux ans plus tard les réformateurs de l’apprentissage pour étendre ce dernier non seulement au-delà du CAP dans le secondaire, mais aussi à tous les diplômes de l’enseignement technique supérieur. À la fin des années 2010, un apprenti français sur deux l’est dans l’enseignement supérieur. Un brevet de technicien supérieur sur cinq, une licence professionnelle sur quatre et pas moins de 15 % des diplômes d’ingénieur sont préparés sous statut apprenti. L’apprentissage en France est à tous les étages de l’enseignement technique et professionnel et est bien identifié comme tel, car il s’appuie sur les diplômes de cette voie d’enseignement.
Faute de liens aussi étroits avec l’enseignement technique, l’apprentissage dans le supérieur au xxie siècle est plus confidentiel ailleurs en Europe. Des dispositifs existent toutefois, comme l’apprentissage italien dit de « formation supérieure et de recherche », qui concerne un millier d’étudiants apprentis cinq ans après sa mise en place en 2012. En Grande-Bretagne, le développement est plus affirmé, mais à la faveur de deux programmes distincts, le higher apprenticeship pour l’enseignement technique supérieur court (foundation degree) et le degree apprenticeship pour l’enseignement technique supérieur long.
Des rares apprentis européens
Jusqu’au xixe siècle, l’apprentissage rime avec invitation au voyage, car les apprenti-es quittent leur famille pour partager le quotidien de leur maître ou maîtresse, même si ce quotidien s’effectue pour l’essentiel dans l’horizon limité de l’atelier. Cette modalité de placement tombe progressivement en désuétude dans les premières décennies du xxe siècle, à mesure que se développe une obligation de suivre des cours pour les apprentis. Il devient plus rare que le domicile familial et l’entreprise d’embauche soient géographiquement très distants l’un de l’autre. La mobilité des apprentis à l’échelle européenne se met en place dans les années 1990 au carrefour d’une triple dynamique : la libre circulation des travailleurs dans l’Union européenne, le développement des programmes de mobilité estudiantine et l’arrivée de l’apprentissage dans l’enseignement supérieur.
Les écoles, de commerce notamment, voient dans l’internationalisation de l’apprentissage un bon moyen de « redorer le blason » de la voie de formation – ou, plus sûrement, d’afficher que l’apprentissage « d’en haut » se démarque de celui « du bas », celui des « petits » diplômes. Ces établissements peuvent s’appuyer sur leur réseau d’universités partenaires ainsi que sur celui des grandes entreprises implantées dans plusieurs pays où sont embauché-es leurs apprenti-es. Dès le milieu des années 1990, ils sont les promoteurs des programmes de mobilité européenne (programme Leonardo), avant que ne se développe l’apprentissage transfrontalier entre l’Allemagne, la France et la Suisse. Ces mobilités européennes des apprenti-es demeurent toutefois rares. De surcroît, la majorité d’entre elles s’effectue hors des programmes spécifiquement conçus en la matière, sur le temps scolaire ou par séjour dans une filiale de l’entreprise d’embauche.
Ainsi, le rapprochement entre l’apprentissage et l’enseignement technique supérieur reste relatif, tout comme celui entre les situations nationales européennes. En revanche, au-delà des différentes terminologies entre pays, tend à converger la reconnaissance de la valeur formative du travail en cours d’études, par l’intermédiaire de la catégorie d’alternance, plus englobante et hétérogène que celle d’apprentissage stricto sensu.