Depuis la fin du xixe siècle, les politiques françaises d’apprentissage présentent l’Allemagne comme un modèle. C’est pourtant là qu’autour de 1900, la Lehrlingzüchtung, littéralement l’élevage intensif d’apprentis, était dénoncée. La déploration des « misères des apprentis », sous-payés, mal traités, relégués à des tâches peu formatrices existe depuis l’époque moderne. Et, aux xixe et xxe siècles, les inquiétudes sur la « crise de l’apprentissage », sa disparition prochaine, reviennent régulièrement.
Travail et cours : un équilibre délicat
Ces inquiétudes ont souvent été expliquées par le progrès technique. L’apprentissage serait associé à des savoir-faire manuels permettant de produire un objet entier : un artisanat obsolète, dépassé par la division du travail et les machines, ou un artisanat d’art minoritaire. Les apprenti·es des petits ateliers en sauraient trop pour devenir ouvrier·es à la chaîne et n’auraient pas assez de savoirs abstraits pour les entreprises modernes.
Ces inquiétudes sur la modernité sont à l’origine d’un tournant majeur dans l’histoire de la formation professionnelle, qui se situe autour de 1900, dans toute l’Europe : le développement d’une formation scolaire plutôt que sur le lieu de travail, assurée par un personnel enseignant plutôt que par les patron·nes ou des ouvrier·es. Auparavant, l’apprentissage consiste à apprendre en travaillant, avec un statut ou un contrat spécifique, mais sans nécessairement suivre de cours. Depuis le xxe siècle, l’apprentissage est en général dit « dual », avec une alternance entre travail en entreprise et cours en milieu scolaire. Ce mode de formation concerne aujourd’hui une grande partie de la jeunesse en Allemagne, Autriche, Suisse, mais aussi au Danemark notamment, contrairement à la plupart des autres pays européens, en particulier la France et le Royaume-Uni.
Nulle part il n’est resté limité aux métiers et ateliers artisanaux. Pendant une grande partie du xxe siècle, les plus grandes entreprises de la métallurgie, l’automobile, l’aviation, etc., développent leurs propres écoles d’apprentissage, organisant à la fois le travail et les cours dans leurs locaux. Ces écoles sont souvent réservées aux enfants du personnel, et parfois à ceux qui ont les meilleurs résultats scolaires ; elles les forment à l’organisation scientifique du travail. Les anciens élèves de ces écoles sont ensuite privilégiés pour les promotions internes, ce qui permet à l’entreprise de conserver une main-d’œuvre que ses dirigeants considèrent comme bien adaptée à ses besoins. Beaucoup de ces écoles connaissent toutefois une crise entre les années 1950 et les années 1980. En France, le système scolaire public développe une offre de formation similaire : pour les élèves, elle ouvre des horizons plus larges ; pour les entreprises, elle coûte moins cher. En RDA, où ces écoles d’entreprises ont aussi un rôle d’éducation politique au service du parti unique, les jeunes se plaignent de l’état des foyers où ils logent et du paternalisme, aussi bien que du fait qu’on leur impose un métier non choisi.
Apprendre un métier, apprendre un rôle social
Ces situations rappellent que l’apprentissage n’est pas seulement celui du métier. À l’époque moderne, dans beaucoup de villes, les corporations ont le monopole des métiers et organisent l’apprentissage. Leurs règlements spécifient par exemple que, pour devenir maître cordonnier, il faut soit être le fils, soit l’ancien apprenti d’un membre de la corporation. Pour autant, la transmission ne concerne pas seulement le métier. En effet, jusqu’au xixe siècle, une grande partie des apprenti·es vivent avec leur maître ou maîtresse. C’est vrai aussi dans des zones sans corporations, comme la Finlande rurale (où les artisans se déplacent de ferme en ferme avec leurs apprentis) ou la France après 1791. L’apprentissage correspond alors à l’expérience de quitter sa famille, son quartier, parfois sa région à l’adolescence. L’enjeu est autant la socialisation de genre, l’établissement de nouvelles relations sociales, la découverte des hiérarchies des métiers et de leurs règles que celle des gestes et matières.
De ce fait, dès l’époque moderne, l’apprentissage est loin de permettre à tou·tes les apprenti·es, en pratique, d’accéder au statut de maîtres ou maîtresses ; beaucoup ne terminent pas leur contrat prévu sur plusieurs années, certain·es changent de métier ensuite. Autant de constats qui se retrouvent aujourd’hui : ce n’est pas parce qu’on apprend la pâtisserie ou la soudure qu’on en fera toute sa vie. L’apprentissage n’enferme pas dans un métier, mais il distingue d’autres adolescent·es et peut ainsi infléchir les trajectoires. Ainsi, les apprenti·es diffèrent des élèves par leur expérience précoce du monde du travail : autonomie financière relative, mais aussi contraintes horaires ou relations hiérarchiques difficiles.
Éducation ou exploitation ? Entreprises et États dans l’apprentissage
Cette idée que l’apprentissage enseigne une place dans la société et dans l’entreprise n’a pas échappé aux élites qui, depuis le xviiie siècle, ont vu dans le placement en apprentissage en entreprise une solution pour les mineur·es pris·es en charge par des institutions : orphelin·es puis délinquant·es partout, « pauvres » (paupers) par millions dans les paroisses anglaises et galloises jusqu’au xixe siècle. Cas extrême d’un apprentissage par défaut, menant souvent à l’exploitation.
Pourquoi des entreprises jouent-elles ce rôle d’inculcation à des mineur·es non seulement d’un métier, mais aussi de normes sociales ? Parfois pour profiter de leur travail en les payant pas ou peu, donc. À l’époque moderne, les apprenti·es rapportent aux maîtres·ses des corporations non seulement le prestige d’être choisi·es pour ce rôle mais aussi, souvent, des sommes payées par les familles. Au xixe siècle, c’est plus souvent l’apprenti·e qui est payé·e, mais moins qu’un·e ouvrier·e. Une idée largement partagée est que, en fin de contrat, l’apprenti·e étant aussi productif·ve qu’un·e ouvrier·e, l’entreprise se rembourse des efforts d’enseignement consentis.
Depuis le xxe siècle, dans le nouveau contexte de l’apprentissage « dual », les entreprises sont confrontées à de nouveaux coûts et de nouvelles ressources qui découlent d’une intervention plus directe des États. Ils imposent des cours et reconnaissent les diplômes, mais surtout introduisent des protections légales (horaires maximaux, puis salaires minimaux, etc.). Les organisations patronales s’y opposent souvent, mais surtout réclament en contrepartie un soutien financier. Ce soutien étatique apparaît comme une des clés des remontées d’effectifs apprentis, qu’il s’accompagne de négociations intensives entre syndicats et patronat, comme dans les pays germaniques, ou qu’il prenne surtout la forme d’une participation publique aux salaires des apprenti·es, comme ces dernières décennies en France.
Si l’on veut que les apprenti·es apprennent plutôt que de seulement travailler, il faut en effet aussi que leur encadrant·e y passe du temps. L’apprentissage est ainsi un coût pour les entreprises, qui ne peuvent pas pour autant contraindre ceux et celles qu’elles ont formé·es à rester en leur sein ensuite. Ces coûts expliquent les contradictions récurrentes que l’on retrouve entre des syndicats patronaux qui promeuvent en général l’apprentissage – avec une part scolaire la plus réduite possible – et des chefs d’entreprises qui ne sont pas tous disposés à le mettre en œuvre.