Éducation et sexualité. De la répression à l'institutionnalisation ?

En un siècle, l’éducation sexuelle est au cœur de changements considérables : alors que la sexualité adolescente est d’abord considérée comme taboue et transgressive, nécessitant un contrôle social, l’activité sexuelle juvénile est progressivement reconnue, doublée de son accompagnement informatif. Si l’éducation sexuelle est investie de buts différents selon les moments et les contextes nationaux en Europe, elle s’impose progressivement, quoique toujours en complément avec les initiations entre pair.e.s et les différentes instances – familiales, médiatiques, etc.

« Le sida, il ne passera pas par moi », visuel pour la première campagne de publicité contre le sida en 1987 (ministère de la Santé & de la Famille, France).
« Le sida, il ne passera pas par moi », visuel pour la première campagne de publicité contre le sida en 1987 (ministère de la Santé & de la Famille, France). Source : National Library of Medicine.
« Apprenons à faire l’amour », mouvement français pour le planning familial, Apprenons à faire l’amour ?, Paris, La Découverte (coll. « Petite collection Maspero »), 1978, 66 p.
« Apprenons à faire l’amour », mouvement français pour le planning familial, Apprenons à faire l’amour ?, Paris, La Découverte (coll. « Petite collection Maspero »), 1978, 66 p. Source : www.cairn.info
Sommaire

L’éducation sexuelle n’existe pas au sens d’une démarche pédagogique intentionnelle avant le xxe siècle. Oscillant entre considérations biologiques et préoccupations relationnelles, entre information et éducation, elle naît en réaction aux maladies vénériennes à l’aube du xxe siècle et est réactivée par l’épidémie de sida des années 1980. Jusqu’aux années 1970, l’éducation sexuelle porte mal son nom, son idéologie étant essentiellement antisexuelle. Ce sont d’abord les enjeux conjugaux, démographiques, familiaux, moraux et sanitaires qui président à ces projets d’enseignement destinés aux enfants ou aux adolescents. Ils varient selon qu’ils sont portés par les médecins affairés à prévenir les maladies vénériennes, par les catholiques désireux de limiter les méthodes contraceptives et de freiner ce qui apparaît comme une liberté sexuelle tous azimuts, par les féministes soucieuses d’apprendre aux jeunes filles à se protéger des assauts masculins et à éviter les avortements. Leur dénominateur commun est de retarder les premières relations sexuelles.

Pour autant, l’enseignement des savoirs et des techniques sur la sexualité se développe tant à l’école, dans la famille, au sein des groupes de pair.e.s, dans les médias, par le truchement de la pornographie, du cinéma, ou plus récemment des nouvelles technologies. L’intervention étatique dans ce qui relèverait de la sphère individuelle reste critiquée, et le préjugé selon lequel il s’agirait de « faits de nature » demeure. Ce qui doit être transmis aux jeunes générations reste en question.

Éducation vs information sexuelle : des débats variés selon les pays

Quatre moments principaux se succèdent dans les sociétés ouest-européennes : jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les prolégomènes de l’éducation sexuelle se centrent sur la problématique hygiéniste. De l’après-guerre aux années 1960, les préoccupations morales dominent, avec la préservation de la virginité féminine, l’hétérosexualisation des garçons, la préparation au mariage, ou la lutte contre les pratiques déviantes. Ensuite, les années dites de « libération sexuelle », des années 1960 aux années 1980, font rupture, tissant des liens entre éducation sexuelle et revendications féministes sur l’avortement et la contraception, dans un contexte d’émergence publique de discours positifs sur la sexualité non reproductive. Enfin, depuis les années 1980 et l’apparition du sida, des questionnements émergent autour des violences sexuelles, de l’égalité de genre ou des droits des LGBT+.

Des variations nationales persistent toutefois, sans que l’habituelle opposition entre pays de culture catholique et pays de culture protestante ne résiste à la dimension dissuasive et préventive de l’éducation sexuelle. En Italie, communistes comme catholiques en ont une vision négative, et seul le régime fasciste tente une politique d’éducation sexuelle au nom de l’idéologie familialiste et nataliste. C’est dans cette même logique que l’Allemagne de l’Est, communiste, établit une éducation sexuelle formelle. Les régimes totalitaires (Tchécoslovaquie communiste dès 1956, Espagne franquiste des années 1970) promeuvent aussi l’éducation sexuelle formelle, mais là encore pour préparer à la vie conjugale et familiale hétérosexuelle et stable. L’Europe de tradition protestante est plus libérale que les pays catholiques, opposés notamment à l’éducation sexuelle à l’école. L’Autriche fait exception à cette règle : ce pays très catholique introduit l’éducation sexuelle dans les programmes scolaires dès 1970.

L’arrivée progressive de l’éducation sexuelle à l’école en France

En France, c’est dans l’après-guerre qu’un comité est chargé d’étudier « dans quelle mesure et sous quelle forme une éducation sexuelle pou[rr]ait être introduite dans les établissements d’instruction publique », donnant lieu en 1948 au premier rapport officiel sur le sujet. L’éducation sexuelle en milieu scolaire reste néanmoins marginale, initiée par des personnalités isolées, ou par l’École des parents, le Mouvement français pour le planning familial ou encore la Ligue de l’enseignement. Ce n’est qu’en 1973 que les circulaires du ministre de l’Éducation nationale, Joseph Fontanet, instaurent un enseignement sur l’information sexuelle en sciences naturelles, sur la reproduction humaine. Elles répondent aux inquiétudes suscitées par l’accès des femmes à davantage d’égalité civile et professionnelle, par la légalisation de la contraception (loi Neuwirth, 1967), à la mixité scolaire et à des débordements, comme le présupposé encouragement des relations sexuelles par le tract du docteur Carpentier « Apprenons à faire l’amour » (1971). Dès 1966, les Cahiers pédagogiques consacrent un dossier et plaident en faveur d’un enseignement scolaire de la sexualité. Ils laissent aussi la parole à ses détracteurs, comme ce professeur de sciences naturelles qui s’inquiète qu’on puisse « introduire en France ce qui a fait tant de mal ailleurs », comme en Suède où l’éducation sexuelle est obligatoire depuis 1955 : selon lui, « La jeunesse [y] est particulièrement désaxée, obsédée et amorale », en raison de « l’excès de liberté physique et morale ».

Pays pionniers et circulations transnationales : entre pratiques et imaginaires

La Suède, productrice légale depuis 1967 de revues et de films dits « nordiques », et pays phare du naturisme, est en effet perçue dans l’imaginaire français comme le pays de Cocagne de la liberté sexuelle – rhétorique toujours présente aujourd’hui autour des questions d’égalité et d’indifférenciation de genre. Dans ces années 68, nordique, scandinave ou suédois deviennent des synonymes de pornographique. Comme nombre de pays européens, la Suède se centre sur la préparation à la vie conjugale et familiale, avant de devenir le pays le plus libéral en la matière. De tradition eugéniste et hygiéniste, elle est l’un des rares pays qui dépasse les seuls dangers et risques de la sexualité juvénile.

L’Allemagne de l’Ouest est aussi pionnière en introduisant, dès 1968, l’éducation sexuelle obligatoire dans les programmes scolaires. Au cinéma, Helga, film allemand d’éducation sexuelle, réalise cinq millions d’entrées en France. On y vit la maternité d’une jeune femme jusqu’à l’accouchement, chaque étape étant l’occasion d’un cours d’information biologique sur la reproduction et la fécondation. L’année suivante, en 1969, un second film, Helga & Mickaël, met en scène l’amour et le bonheur conjugal. D’autres pays européens intègrent la sexualité dans leurs programmes scolaires : le Danemark, la Finlande en 1970, le Luxembourg en 1973, la Norvège en 1974, l’Islande en 1975. Sans qu’elle ne soit obligatoire, d’autres pays laissent l’éducation sexuelle à l’appréciation des autorités locales (Angleterre). Paradoxalement, ce sont les conservateurs de l’ère Thatcher qui la rendent obligatoire.

Le sida bouleverse la donne. Désormais tout doit être dit aux jeunes afin de prévenir l’épidémie. En France, le sida est inscrit dans les programmes de biologie en 1987. C’est aussi à cette époque qu’émergent de nouvelles préoccupations qui légitiment l’enseignement formel de la sexualité : prévention des violences sexuelles (circulaire du 26 août 1997 « Instruction concernant les violences sexuelles »), éducation à la citoyenneté, éducation à la santé, etc.

Institutionnalisation et limites

La France fait désormais figure de bonne élève au sein de l’Europe. La loi du 4 juillet 2001 rend obligatoire pour tous les élèves scolarisés l’« éducation à la santé et à la sexualité », complétée par une dizaine de textes réglementaires depuis lors. La lutte contre l’homophobie et la transphobie, rattachée à l’éducation civique et morale, pâtit probablement de la séparation des réflexions sur le genre et la sexualité. Enfin, la mise en œuvre concrète de ces programmes reste difficile à mesurer au-delà de la communication institutionnelle promettant une approche globale, positive et bienveillante.

Citer cet article

Régis Revenin , « Éducation et sexualité. De la répression à l'institutionnalisation ? », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 20/01/22 , consulté le 10/10/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21728

Bibliographie

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Cahiers pédagogiques, n° 59, février-mars 1966.

Chaplin, Tamara, « France. Émile perverti ? ou “Comment se font les enfants ?”. Deux siècles d'éducation sexuelle (du xviiie siècle à nos jours) », dans Véronique Blanchard et al. (dir.), Les jeunes et la sexualité. Initiations, interdits, identités, xixe-xxie siècle, Paris, Autrement, 2010, p. 21-35, https://www.cairn.info/les-jeunes-et-la-sexualite--97827467136666-page-21.htm 

Davidson, Roger, Sauerteig, Lutz (dir.), Shaping Sexual Knowledge. A Cultural History of Sex Education in Twentieth Century Europe, Londres, Routledge, 2009.

Giami, Alain, « Une histoire de l’éducation sexuelle en France. Une médicalisation progressive de la sexualité (1945-1980) », Sexologies. Revue européenne de santé sexuelle, vol. 16, n°3, 2007, p. 219-229.

Knibiehler, Yvonne, « L’éducation sexuelle des filles au xxe siècle », Clio. Histoire, femmes & sociétés, n° 4, 1996, p. 139-160, https://journals.openedition.org/clio/436 

Rapport du Comité d’étude concernant l’éducation sexuelle dans les établissements d’instruction publique, établi par M. Louis François, président du Comité d’étude, Paris, Ministère de l’Éducation nationale, octobre 1948, 54 p.

Revenin, Régis, « De l’éducation sexuelle. Le rapport de 1948 », dans Jean-Paul Martin, Nicolas Palluau (dir.), Louis François et les frontières scolaires. Itinéraire pédagogique d'un inspecteur général, 1904-2002, Rennes, PUR, 2014, p. 125-131, https://books.openedition.org/pur/50946

Revenin, Régis, Une histoire des garçons et des filles. Amour, genre et sexualité dans la France d’après-guerre, Paris, Vendémiaire, 2015 [note critique].

Zimmerman, Jonathan, Too Hot to Handle. A Global History of Sex Education, Princeton, Princeton University Press, 2015.

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