Comme en témoignent en 1996 la charte de Luxembourg qui affirme une école pour tous s’adaptant à chacun, ou encore la naissance en 1999 de l’Agence européenne pour l’éducation adaptée et inclusive (European Agency for Special Needs and Inclusive Education), une volonté de transformation inclusive des systèmes éducatifs s’affirme dans l’Union européenne à l’orée des années 2000.
Celle-ci repose d’abord sur un pilier juridique : « l’égalité d’accès à l’éducation de toutes les catégories de personnes handicapées », comme l’affirme la Déclaration mondiale sur l’éducation pour tous de l’Organisation des Nations unies (ONU) en 1990. Elle participe ainsi d’un mouvement international d’approfondissement démocratique qui juge insupportables les discriminations dont ont été historiquement victimes les personnes handicapées, celles-ci constituant un exemple paradigmatique de la diversité humaine dont il faut viser l’égalisation des droits.
L’éducation inclusive repose également sur un pilier pédagogique constitué d’un double principe : penser les élèves, dans leur diversité, en termes de besoins pédagogiques et favoriser les prises en charge en milieu ordinaire dans l’école de quartier. Cela implique de renoncer aux formes de scolarisation spécialisées et séparées qui, partout en Europe continentale, ont été longtemps la règle commune. L’éducation inclusive est une révolution récente et inachevée. Une lecture historique quelque peu téléologique la décrit comme le point d’arrivée d’un cheminement dont les deux premières étapes furent d’abord la ségrégation scolaire au xixe siècle, puis, dans les années 1970, l’intégration. L’inclusion scolaire est ainsi pensée comme une réponse aux insuffisances démocratiques de ces deux premières périodes.
Éducabilité, inéducabilité des enfants anormaux : un débat du xixe siècle
Partout en Europe au xixe siècle, l’éducation est devenue une préoccupation des États. La généralisation de l’enseignement donne l’occasion d’un débat qu’oriente la question suivante : que faire des enfants qui ne disposent pas de l’ensemble des facultés sensorielles ou mentales ? Ce débat réactive les questionnements philanthropiques des débuts du siècle autour de la question philanthropique de l’éducabilité.
L’expérience éducative princeps de Jean-Gaspard Itard avec Victor, l’enfant sauvage de l’Aveyron (1800-1805), « idiot » sans langage, crée une ligne de partage entre tenants d’une éducabilité généralisée du genre humain et ceux qui la pensent impossible sous l’influence des théories de la dégénérescence et du darwinisme social à la fin du xixe siècle.
C'est cependant dans le domaine de l’éducation des jeunes sourds ou aveugles que naît l’idée, dès le début du xixe siècle, que ces enfants auraient davantage besoin d'être scolarisés dans leur milieu d’origine et non en institutions spécialisées. En Allemagne se développe une telle perspective, anticipatrice de l'intégration scolaire avec le « Verallgemeinerungsbewegung » (« Mouvement de généralisation »). En France, le docteur Blanchet (1819-1867) préconise également à la même époque d’étendre les efforts d’éducation à tous les enfants sourds-muets sans les obliger à être séparés de leur famille.
Dans le domaine des enfants idiots, des médecins et éducateurs apparaissent tout au long du siècle aussi bien en France – Édouard Séguin (1812-1880), Alfred Binet (1857-1911) – qu’en Suisse comme en témoigne la fondation de l’institution de Jakob Guggenbühl (1816-1863) sur le Abendberg ou encore dans l’empire austro-hongrois, à Prague, avec le travail de Karel Slavoj Amerling (1807-1884). Ces précurseurs de l’enseignement spécialisé développent des variantes d’une même prise en charge médico-éducative de l’enfance anormale. Des centaines de structures naissent ainsi partout en Europe : on en compte plus d’une centaine pour le seul Empire allemand en 1900. Certains de ces précurseurs prônent un rapprochement physique des classes spéciales et ordinaires dans une perspective intégratrice (Désiré-Magloire de Bourneville, 1840-1909).
L’âge d’or de l’éducation spéciale et sa dénonciation
La naissance des classes de perfectionnement en France en 1909 signe le début d’un mouvement européen d’intégration progressive dans les systèmes éducatifs nationaux de dispositifs destinés à l’« enfance anormale ». L’éducation spéciale se développe partout comme une voie parallèle aux classes « ordinaires », si bien que l’historiographie dénonce le caractère ségrégatif de ce type de prise en charge spécialisée qui est la règle commune en Europe. On constate partout l’essor des catégorisations médicales auxquelles correspond en miroir une multiplication de dispositifs spécifiques. Les approches inspirées de la défectologie soviétique (Lev Vygotski, 1896-1934) dominent notamment dans l’est de l'Europe, à l’exemple de la Tchécoslovaquie.
Le triomphe de l’enseignement ségrégatif s’essouffle à partir des années 1960. Ainsi, dans le sillage des critiques sociologiques et politiques du fonctionnement des institutions fermées (Cooper, Laing pour l’antipsychiatrie britannique, Basaglia pour sa version italienne, Goffmann en Amérique du Nord, et Foucault en France), on affirme nécessaire de repenser les systèmes éducatifs dans un sens plus intégratif : l’Italie est à l’avant-garde d’un tel mouvement. Il aboutit en 1975 à la loi 577/1977 qui ouvre la voie au démantèlement complet des établissements spécialisés et à la scolarisation de tous les jeunes handicapés en classes ordinaires (Integrazione scolastica). Parallèlement, en Angleterre, on ambitionne de se dégager des stratégies classiques de classification médicale des élèves. C’est pour nourrir cette ambition et doter pédagogues et politiques d’un instrument nouveau que naît la notion de Special needs.
Les Special needs : socle commun et maintien de différences nationales fortes en Europe
Le développement dans les années 1980 de la méta-catégorie des besoins accompagne en effet le mouvement parallèle d’une définition sociale du handicap qui puisse rompre avec les définitions habituellement focalisées sur la déficience du sujet handicapé. Cette double évolution conduit à condamner les inadaptations de l’environnement à la diversité humaine et à promouvoir des politiques publiques de lutte contre les discriminations dont l’inclusion scolaire et la désinstitutionnalisation deviennent des exemples. Apparus en Grande-Bretagne en 1978 avec le Warnock Report, les Special educational needs sont repris partout en Europe, tantôt dans un sens pleinement pédagogique (Suède, Finlande, etc.), tantôt dans une forme de contresens historique, comme nouvelles catégorisations médico-pédagogiques (France, Italie, Allemagne, etc.)
À ces différences de définitions s’ajoute une nette différenciation dans l’avancée des processus inclusifs. Si l’Italie creuse un sillon inclusif qui fait modèle, suivie en cela par l’Espagne puis le Portugal dans les années 1980, d’autres pays comme le Royaume-Uni, la France, la Pologne, le Danemark ont à la fois adopté un discours inclusif et maintenu un fort secteur spécialisé séparé de l’école ordinaire, les élèves pouvant relever de l’un ou de l’autre selon leurs besoins. Dans ces derniers pays, dont la République tchèque est un bon exemple, on remarque que coexistent un modèle inclusif promouvant l’ouverture de classe pleinement inclusives et un modèle d’éducation spéciale qui survit. Enfin, un dernier lot de nations européennes avec une très forte tradition d’établissements spécialisés se signale par le faible pourcentage d’élèves avec besoins éducatifs particuliers inclus en milieu ordinaire (Allemagne, Belgique, Pays-Bas).
Ainsi, le processus de transformation des systèmes éducatifs européens dans le sens de l’éducation inclusive apparaît comme porté par les textes européens en vigueur mais diversement entamé selon les pays. L’unité des recommandations ne doit pas masquer la diversité des mises en œuvre voire certaines résistances nationales à l’inclusion scolaire.