Enseigner la nation en divertissant les jeunes lecteurs
Une bonne partie de l’histoire de l’Europe au xixe siècle peut se résumer dans la question suivante : comment les États sont-ils devenus des nations ? Le chantier a consisté, pour l’État, qu’il ait été ancien ou fraîchement éclos, à convaincre les citoyens qu’ils appartenaient à un corps appelé la nation, un corps qu’ils étaient invités à connaître, à aimer, à servir, éventuellement à défendre jusqu’au sacrifice de leur vie. Cette entreprise consistant à fabriquer, à inculquer la nation, a utilisé une série d’outils, qui vont de la contrainte la plus stricte à l’offre la plus excitante. La mise en place de l’obligation scolaire et la scolarisation dans une langue unique et imposée, français ou italien « national » à défaut d’être « maternel » pour la plupart des enfants, sont une forme de contrainte, mais aussi une offre, puisque cette école est gratuite, qu’elle propose les moyens de s’arracher à bien d’antiques dominations, et qu’elle offre à chacun un univers plus vaste que celui de son « petit pays » et de son « patois ».
Les manuels scolaires ont joué un rôle primordial dans le processus de nationalisation des masses. Il a existé un type particulier, un peu « informel », de manuel : le livre de lecture courante, à la fois didactique et récréatif, qui se situe à mi-chemin entre le manuel proprement dit et la littérature enfantine. Au xixe siècle, une série de ces ouvrages ont pris la forme d’un tour de la nation, avec pour matrices le Télémaque de Fénelon et le Voyage du jeune Anacharsis en Grèce (1787) de l’abbé Barthélemy, et que des titres comme Les Jeunes Voyageurs en France, publiés par divers auteurs, ont en quelque sorte « nationalisés » dans les années 1820 à 1840.
Trois « classiques » entrés dans les littératures nationales
Trois pays offrent des exemples cardinaux de livres en forme de tours de la nation, entrés parfois dans leur panthéon littéraire, et pour le moins dans leurs lieux de mémoire. Du plus ancien au plus récent, de la France à la Suède via l’Italie, il s’agit du Tour de la France par deux enfants, de G. Bruno (1877), de Cuore, de Edmondo de Amicis (1886) et du Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède, de Selma Lagerlöf (1906-1907). Ces noms n’épuisent nullement un genre passablement répandu : citons pour précurseur Rodolphe Töpffer et ses Voyages en zigzag (Suisse, 1844), Alessandro Parravicini et surtout Carlo Collodi pour l’Italie, ou encore une série de tours d’Espagne, très utilisés encore au milieu du xxe siècle. Mais les trois « classiques » français, italien et suédois ont été vendus, lus, commentés, à des millions d’exemplaires ; imités, pastichés, détournés, traduits ; et même exportés en Espagne, au Canada, au Mexique et au Brésil, le modèle français ayant été à chaque fois adapté au pays d’accueil.
G. Bruno est le pseudonyme d’une femme, Augustine Tuillerie (1833-1923), épouse du philosophe Alfred Fouillée. Elle a publié avec succès une série de manuels de lecture, de Francinet (1869) aux Enfants de Marcel (1887). Le Tour de la France par deux enfants (1877) est un monument de l’édition scolaire : près de 600 000 exemplaires vendus pour la seule année 1881 ; 7,5 millions au total jusqu’en 1914. Il a connu de multiples rééditions et adaptations. Ainsi dans la nouvelle édition en 1906, au lendemain de la séparation des Églises et de l’État, le texte a été purement et simplement « laïcisé » par son auteure : le département des Landes a ainsi disparu, car saint Vincent de Paul y était évoqué ! En revanche, Le Tour de l’Europe pendant la guerre, de G. Bruno (bâti comme une suite dans le temps à son chef d’œuvre de 1877) ne mérite pas son titre : il n’est qu’un livre didactique et ultra-patriotique. Le Tour de la France… a vu de nombreux rivaux tenter d’investir son domaine, non sans rencontrer parfois le succès (citons Jean Felber, d’Antoine Chalamet, 1891 ou encore Jacques le Poucet et Klapp la Cigogne, d’Antonin Fraysse, 1930) ; certains ouvrages concurrents visent une clientèle catholique (ainsi avec le romancier René Bazin : Il était quatre petits enfants, 1923), ou bien les jeunes filles (Troisième livre de lecture à l’usage des jeunes filles, 1891), ou encore un public plus franchement laïque et de gauche. Une série de ces tours de la nation ont inclus des excursus dans l’espace colonial, surtout algérien ; quelques-uns ont même proposé des déambulations purement coloniales, tel pour l’Afrique occidentale française Moussa et Gi-gla. Histoire de deux petits noirs (Louis Sonolet 1916, 14e éd. en 1952).
Edmondo de Amicis (1846-1908) est un écrivain célèbre dans l’Italie de la fin du xixe siècle, notamment pour ses récits de voyages. Après Gli Amici (1883) et avant Romanzo d’un maestro (1890), il rédige Cuore, publié le jour de la rentrée des classes, le 15 octobre 1886. Le triomphe est immédiat, et jamais démenti jusqu’à l’après-Seconde Guerre mondiale ; 1 million d’exemplaires ont été vendus en 1923, et des traductions sont parues en 25 langues, japonais compris ; il a existé trois versions pour la seule langue française. Il ne s’agit pas d’un tour classique : la scène se passe dans une école de Turin, au cours d’une année scolaire. Mais si Enrico, le jeune narrateur, ne fait pas le tour de l’Italie, c’est que l’Italie vient à lui, à la fois sous la forme d’élèves issus de l’immigration intérieure et sous celle des récits mensuels que le maître propose à sa classe et qui mettent en scène des enfants appartenant tour à tour aux diverses régions italiennes. Le succès de Cuore a été tel qu’il a suscité des imitations, chez les catholiques (qui jugeaient le texte trop peu religieux) avec Vita di collegio (du salésien Carlo Maria Viglietti, 1893), chez les juifs (Cuore d’Israele. Libro per i ragazzi israeliti, de Guglielmo Lattes, 1908), à destination des filles (Allieve di Quarta, de Inda Finzi, dite Haydée, 1922), ou encore dans une version proprement fasciste (Cuore del novecento, de Giuseppe Fanciulli, 1938). En 1962 Umberto Eco a publié un « Éloge de Franti », Franti étant le mauvais élève qui fait face aux « bons élèves », devenus selon lui des soutiens du fascisme.
Selma Lagerlöf (1858-1940) est une romancière suédoise de premier plan, à forte inspiration religieuse (La saga de Gosta Berling, 1890 ; Jérusalem en Dalécarlie, 1901). Son œuvre est couronnée par le prix Nobel en 1909, décerné pour la première fois à une femme. Au tout début du xxe siècle, un pédagogue suédois lui demande de rédiger un livre de lecture courante pour des enfants âgés de neuf à onze ans. Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède paraît en deux parties (1906-1907), après que son auteure a réuni une moisson documentaire et a voyagé à travers tout le pays. Le succès est là encore immédiat et durable ; en 1957 chacun des deux volumes aura été tiré à environ 500 000 exemplaires, des traductions existent dans 29 langues. Le livre a un côté picaresque : Nils, un garçon peu obéissant, a été réduit, pour châtiment, à la taille d’un poucet et parcourt la Suède depuis le ciel, sur le dos de son jars qui a rejoint des oies sauvages. Le didactisme de ce type d’ouvrage est ici dépassé au profit d’un véritable chef-d’œuvre d’imagination, d’aventure et aussi d’écologie, avec d’abondantes et belles descriptions de la nature.
Ces livres de lecture courante ont pleinement rempli leur office : ils ont contribué à faire des élèves et des lecteurs adultes (ils n’ont pas été rares) des membres de plein exercice de leur « nation », une nation en vérité largement inventée et enseignée. Des générations d’enfants ont appris, par l’intrigue romanesque, la fiction et l’émotion, à la fois la géographie de leur pays, la diversité de ses tempéraments et de ses ressources, son histoire, son panthéon des grands hommes (parfois des grandes femmes), ses principes constitutionnels, ses valeurs. Ils ont mieux su, ou plutôt appris, ce que signifiait être français, italien, suédois, espagnol, etc.