L’institutionnalisation de l’enseignement des mathématiques
Dans la plupart des territoires européens, les premières décennies du xixe siècle sont celles de la fondation des structures et des établissements modernes pour l’éducation mathématique dans l’ordre secondaire. Réservé jusqu’au milieu du xxe siècle aux enfants des familles aisées – entre 1 % et 10 % d’une classe d’âge selon les époques et les espaces –, il prépare généralement l’entrée dans l’enseignement supérieur. Au cours des années 1800, l’influence des réformes menées par Napoléon Bonaparte (1769-1821) en France – la loi du 1er mai 1802 de reconfiguration de l’enseignement secondaire crée les lycées et assoit la place des mathématiques – n’est pas étrangère à la création des licei dans de nombreux États italiens (Royaume d’Italie, Royaume de Naples, Toscane). Des combinaisons déjà audacieuses de mathématiques pures (algèbre, géométrie, calcul différentiel et intégral) et appliquées (mécanique, hydraulique) y sont professées, comme elles le sont en Russie dans les gymnasiums, institutions placées au sommet de l’organisation séquentielle de l’instruction secondaire établie en 1804. En Bavière, la réforme de 1808 instaure un système bipartite d’écoles secondaires classiques et modernes où les mathématiques, surtout dans la voie moderne, sont bien représentées. En 1836, le Portugal établit un maillage éducatif de son territoire via les liceus, structures explicitement fondées pour contrer la domination du grec et du latin et où les mathématiques (arithmétique, algèbre, géométrie, dessin) côtoient d’autres sujets modernes (physique, chimie, mécanique, économie, français, anglais).
À l’issue de cette période globalement favorable, la discipline connaît, à l’échelle européenne, un reflux dans l’enseignement secondaire. En France, après 1820, les mathématiques perdent peu à peu du terrain dans les classes d’un lycée qui se (re)tourne vers les humanités et néglige les applications pratiques. Dans la plupart des sept principaux États italiens (Lombardie-Vénétie, Savoie et Royaume des Deux-Siciles, surtout), la Restauration (1815-1847) permet à l’autorité désormais retrouvée du clergé de déconsidérer les mathématiques. En Angleterre, la discipline est marginalisée par les enseignements classiques (grec, latin) dans les neuf écoles secondaires publiques et il faut attendre 1834 pour le premier recrutement d’un professeur de mathématiques dans le prestigieux college d’Eaton. Dans les grammar schools du pays, institutions secondaires qui scolarisent des enfants de rang social intermédiaire, la pratique des mathématiques, lorsqu’elle est assurée, confine bien souvent à quelques éléments d’arithmétique et d’algèbre dominés par la géométrie euclidienne. De fait, les Éléments d’Euclide (iiie siècle av. J.-C.), spéculatifs, ajustés au déploiement des raisonnements logiques pour la formation de l’esprit et très accordés au conservatisme religieux, demeurent incontournables dans bien des régions d’Europe avant 1850.
La modernisation de l’éducation mathématique
Pourtant soutenues par une édition scolaire en plein essor, les nombreuses tentatives de modernisation de l’éducation mathématique qui jalonnent le xixe siècle échouent, se voient amputer de leurs aspects les plus radicaux ou montrent quelque réticence à se déprendre de la doctrine euclidienne. Ainsi, en Prusse, les ambitions du Süvern-Plan, programme initié en 1816 qui promeut l’interconnexion des savoirs et inclut notamment analyse, probabilités, sections coniques ou géométrie sphérique, se heurtent aux faibles exigences de l’Abitur, poussant les autorités à modifier les curricula des gymnasien en 1834 pour n’en conserver que les sujets les plus compatibles avec la géométrie euclidienne. En France, la réforme de la bifurcation (1852) introduit un baccalauréat scientifique et technique pour contrebalancer l’hégémonie des humanités dans la formation des élites, mais elle est abandonnée en 1865. En Russie, les réformes menées par Alexandre II (1818-1881) en 1864 et qui établissent trois types de gymnasiums d’égale valeur – l’un d’entre eux exclut les langues anciennes au profit des mathématiques – sont considérablement amendées au début des années 1870 au bénéfice de l’ordre classique. Aussi, dans l’Italie dorénavant unitaire, si les nouveaux programmes rédigés par le mathématicien Luigi Cremona (1830-1903) et mis en œuvre en 1867 dans les ginnasi (premier cycle) et les licei (second cycle) intègrent des contenus modernes (géométrie projective, calcul différentiel et intégral), ils assoient paradoxalement la méthode euclidienne comme seule langue du raisonnement et limitent l’enseignement mathématique à la dernière année du ginnasio et aux deux premières du liceo.
La nécessaire modernisation de l’enseignement mathématique trouve des cadres davantage pérennes au début du xxe siècle. Au Portugal (1895-1905), au Danemark (1900), en France (1902), en Allemagne (1902-1904), en Italie (1905-1915), une série de réformes des structures de l’enseignement secondaire donne davantage d’espace aux mathématiques. Dans les lycées, licei, liceus et autres gymnasien, les élèves, selon les États, rencontrent à présent les fonctions, les limites, les dérivées, le calcul intégral, les nombres complexes, la géométrie descriptive, les statistiques ou les probabilités. L’enseignement de ce nouveau corpus de savoirs n’est plus motivé seulement par la fabrique d’esprits cultivés ; son caractère pratique et utilitariste est une réponse aux besoins des transformations que subissent l’économie et l’industrie. Outre les contenus, on questionne les méthodes. Par exemple, au Danemark, tandis que la réforme de 1900 expose à des élèves plus jeunes une variété accrue de sujets mathématiques, les concepts d’observation et d’expérimentation qui agitent le milieu des pédagogues à Copenhague président à la publication d’un corpus de manuels de géométrie (1900-1925) ostensiblement opposé aux méthodes euclidiennes. Ces efforts sont relayés par la Commission internationale de l’enseignement des mathématiques (fondée en 1908), chargée de rendre compte et de fédérer l’ensemble des initiatives en matière d’éducation mathématique à l’échelle mondiale. Après une période de relative stagnation due aux deux guerres mondiales, l’internationalisation des débats sur l’enseignement mathématique reprend dans les années 1950 sous la pression d’associations de professeurs, de nouvelles commissions internationales pour l’amélioration de l’enseignement mathématique ou de l’Organisation de coopération et de développement économiques. La discipline sort définitivement de la marginalité : sa centralité en matière d’industrie, d’armement, de transport, etc., la rend dorénavant incontournable dans l’enseignement secondaire partout en passe de se démocratiser.