La sécularisation de l’enseignement : une rupture déterminante
Au début du xixe siècle, les institutions éducatives en Europe restent largement parcellaires, en absence d’obligation scolaire, de réelle organisation administrative et d’alphabétisation complète. Les clivages religieux hérités du xvie siècle ne sont pas sans conséquences éducatives. Avec la Réforme, les pays protestants encouragent, au nom de la nécessité de pouvoir lire la Bible en langue vernaculaire, l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Ainsi, en Prusse, le roi Frédéric II fait établir le 12 août 1763 un « règlement scolaire », obligeant à la fréquentation des écoles. En terre catholique, sans totalement négliger cet effort de scolarisation, les pouvoirs publics les délèguent très largement aux autorités ecclésiastiques : c’est notamment le cas en France de l’ordonnance royale du 13 décembre 1698, qui encourage la scolarisation dans les écoles paroissiales – en partie d’ailleurs pour scolariser les enfants de familles protestantes, après la révocation de l’édit de Nantes en 1685. Les inégalités genrées en matière d’instruction sont plus fortes, de même, dans les pays catholiques, où l’éducation féminine est largement laissée aux institutions religieuses : en France, jusqu’à la loi Duruy de 1867, les seuils démographiques d’ouverture d’écoles de filles et de garçons sont inégaux.
Le début du xixe siècle constitue une rupture déterminante, les États s’intéressant plus fortement aux enjeux éducatifs. En 1806, la réforme scolaire dans les actuels Pays-Bas oblige les communes à entretenir une école. En 1808, Napoléon Ier fait établir « l’Université », c’est-à-dire un système éducatif contrôlé étroitement par l’État. En 1812, la constitution dite de « Cadix » en Espagne cite l’éducation. En Suède, la loi scolaire de 1842 professionnalise progressivement les instituteurs – qui sont moins souvent qu’auparavant des pasteurs. Cependant, ces réformes ne privent pas les institutions religieuses de leur influence : l’enseignement primaire intègre ainsi le plus souvent une dimension religieuse affirmée (cours de religion ou de morale religieuse, présence de personnels ecclésiastiques, livres et textes de culte), comme le rappelle l’ordonnance royale du 28 février 1816 en France.
Le xixe siècle connaît dès lors, en particulier dans l’Europe catholique, de vifs affrontements entre courants libéraux ou républicains et cultes sur la place de la foi dans les institutions scolaires. Les évolutions ne sont pas linéaires et ne convergent pas toujours vers une marche inéluctable à la sécularisation. En France, la loi dite Guizot de 1833 reconnaît l’existence d’écoles privées et publiques dans le premier degré, tout en affirmant le contrôle public sur les deux. Elle est suivie par la loi dite Falloux en 1850, qui ouvre la possibilité d’un secondaire privé (de fait largement catholique) et surtout accorde un poids renforcé aux personnels religieux dans l’administration scolaire. C’est d’ailleurs à l’occasion de la discussion de la loi Falloux que des personnalités comme Edgar Quinet et Victor Hugo font émerger l’idée d’une éducation laïque, c’est-à-dire séparée du religieux et dispensée par des enseignants « laïques » (non membres d’institutions ecclésiastiques). En Espagne, la loi Moyano de 1857 souhaitant une instruction primaire obligatoire est victime des affrontements entre pouvoirs publics et autorités catholiques. Le même cas intervient en Italie en voie d’unification avec la loi Casati (1859) qui fait de l’éducation un domaine d’intervention étatique dans une société très religieuse.
Les États éducateurs
Le dernier tiers du xixe siècle confirme la montée des États éducateurs à travers l’Europe, avec des interactions variables entre politiques éducatives et religions, de l’affrontement à la collaboration. La loi scolaire de 1870 en Grande-Bretagne reconnaît la place des écoles religieuses, déterminantes dans le paysage éducatif britannique. En revanche, les lois Ferry (1882) et Goblet (1886) retirent respectivement l’enseignement religieux et les personnels religieux des écoles publiques en France. Cependant, là aussi, les évolutions sont parfois sinueuses : au Luxembourg, la loi scolaire de 1881 sécularise partiellement les programmes dans les écoles publiques. Elle est largement amendée dès 1898 par une nouvelle loi scolaire qui rend obligatoire une instruction religieuse hebdomadaire. Au sein de l’Europe catholique, les affrontements sont encore vifs dans le premier tiers du xxe siècle. La loi espagnole sur l’éducation de 1931 laïcise largement le système éducatif public, une réforme que la dictature franquiste remet en cause dès 1936, notamment au travers de sa réforme de l’école primaire de 1945.
Les totalitarismes fasciste et nazi sont à la fois hostiles à la laïcisation (vue comme un héritage de la Révolution française) et liés par une logique concordataire (1922 pour le régime mussolinien, 1933 pour le IIIe Reich) aux différents cultes chrétiens. Ils sont cependant méfiants quant à l’influence des institutions religieuses sur la jeunesse, qu’ils combattent via leurs propres organisations para-éducatives (Opera Nazionale Balilla, Hitler-Jugend). En URSS, la politique antireligieuse du régime communiste à partir de 1917 le conduit à la fois à bannir du service public toute trace cultuelle et à mener de violentes campagnes étatiques contre les religions, qui vont jusqu’à des assassinats de masse, ainsi ceux des prêtres orthodoxes décidés par Lénine en 1922. L’école est un des vecteurs et un des enjeux privilégiés de ces pratiques. Les dictatures du bloc de l’Est, jusqu’en 1989, reproduisent partiellement ce schéma, tout en n’atteignant pas le niveau de violence atteint en URSS. Dans l’Europe démocratique et protestante, ces affrontements sont rares : la réforme scolaire de 1944 en Grande-Bretagne confirme ainsi la place des écoles religieuses dans l’offre éducative, y compris en leur permettant des actes de foi dans le temps scolaire.
La cohabitation des enseignements laïques et confessionnels
L’après-1945 semble voir un apaisement tendanciel de la question religieuse dans le domaine éducatif en Europe occidentale, plus particulièrement catholique : la participation de réseaux chrétiens à la lutte antifasciste, le besoin d’une main-d’œuvre plus diplômée, la tendance dominante à la massification scolaire rendent les conflits entre cultes et pouvoirs publics dans le champ éducatif à la fois moins aigus et moins d’actualité. En Belgique, le « pacte scolaire » de 1958 établit un compromis reconnaissant à la fois les écoles confessionnelles et publiques. En France, en 1959, la loi dite Debré crée un financement des écoles privées (dites « sous contrat ») contre un contrôle accru de l’État. Dans des pays où l’enseignement religieux était fortement présent (à la fois dans le privé et le public), la modernisation des sociétés et des économies remet progressivement en cause celui-ci. En Irlande où, au milieu des années 1960, 55 % des enseignants du second degré (largement privé) étaient encore des religieux catholiques, la réforme de 1967 encourage la création d’écoles secondaires publiques.
La période ouverte par les années 1990 est témoin d’évolutions contrastées. Globalement, la pratique religieuse décroît, le recours aux écoles privées s’expliquant souvent par des raisons d’abord non confessionnelles – par exemple le contournement de la sectorisation scolaire ou la fuite d’établissements publics dégradés. Dans certains pays, l’enseignement privé, parfois d’origine religieuse, connaît une remontée forte, parfois nourrie par la poussée des écoles de minorités religieuses. Au Royaume-Uni, le nombre d’écoles privées musulmanes est passée ainsi, selon l’Association of Muslim schools, de 5 à 156 entre 1983 et 2013. À Stockholm, à partir de 2006, les écoles « indépendantes » (privées) dépassent en nombre les écoles publiques. Dans le même temps, certains aspects des programmes scolaires (histoire, SVT, éducation morale, sexualité, santé) sont au cœur des affrontements entre des groupes religieux et les pouvoirs publics. En témoignent la contestation par certains parents d’élèves des « ABCD de l’égalité » (activités qui promouvaient l’égalité filles-garçons) en France en 2014, ou la volonté de bannir l’éducation sexuelle au sein du parti polonais PiS en 2019.