La construction européenne est le fruit d’un processus largement non planifié et travaillé par trois logiques qui y concourent, tantôt antagonistes, tantôt complémentaires : les stratégies des États, la dynamique propre des institutions et l’organisation des intérêts collectifs et individuels. Dans le cas du sport, ce processus est également marqué par les relations de concurrence et de complémentarité qui s’établiront entre la « grande Europe » (le Conseil de l’Europe), la « petite Europe » (la Communauté économique européenne – CEE – puis l’Union européenne – UE), les organisations européennes du secteur privé (marchand et non marchand) et les États-nations. Considéré par le Conseil de l’Europe comme la « forme d’activité non formelle la plus répandue après l’école ou le travail […] permettant en particulier de promouvoir la démocratie et la participation », le sport n’échappe pas à ces enjeux européens. Peu intéressée à ses débuts par cette question, la CEE laisse le domaine sportif au Conseil de l’Europe jusqu’aux années 1990. Le sport ne deviendra une compétence de l’UE que tardivement, en 2009.
De la naissance du Conseil de l’Europe à l’émergence d’un « sport européen »
Après la Deuxième Guerre mondiale, portée par les principaux mouvements européistes d’après-guerre, les milieux d’affaires et par cinq pays européens, l’idée de créer un organisme appelé « Conseil de l’Europe » s’enracine dans l’esprit des élites politiques et économiques européennes. Nouvelle structure « régionale » susceptible de gérer la « famille européenne » des « États-Unis d’Europe » (selon les mots de Winston Churchill en 1946), le Conseil de l’Europe est ainsi créé en 1949 à l’issue d’un laborieux compromis entre les partisans d’une fédération européenne et les tenants d’une stricte coopération intergouvernementale. Ce traité est signé deux ans avant le traité de Paris qui, en 1951, instituera la « petite Europe » (la Communauté européenne du charbon et de l’acier). Première étape de l’intégration communautaire, la Communauté économique européenne jouera un rôle intégrateur plus visible et plus médiatique, en éclipsant rapidement le Conseil de l’Europe.
Quant aux sports anglo-saxons de compétition en Europe – aux côtés des autres formes de pratique d’exercice corporel comme les gymnastiques et les jeux traditionnels –, depuis leur naissance au xixe siècle, ils ont surtout été contrôlés par des organisations à but non lucratif et des États qui voulaient préserver leur souveraineté et leur identité nationale. Sur des bases affinitaires (ouvrière et chrétienne notamment), d’autres formes d’organisation se construisent également dans la première moitié du xxe siècle dans le cadre européen. Après la Deuxième Guerre mondiale et notamment dans le nouveau contexte de la guerre froide, le « sport pour tous » devient progressivement le terrain d’une coopération paneuropéenne grâce au Conseil de l’Europe. Alors que le mot « sport » ne figure pas dans le traité de Rome de 1957 ni dans le traité de Maastricht de 1992 de la « petite Europe », c’est dans le cadre plus large et moins contraignant du Conseil de l’Europe que l’idée de « sport européen » ou de « modèle sportif européen » prend progressivement corps à travers une coopération intergouvernementale.
Un sport éthique et « pour tous » : promouvoir les valeurs de l’Europe
Le Conseil de l’Europe et la CEE marquent un intérêt pour le sport à partir de la fin des années 1950 mais selon des optiques différentes. La CEE entretient d’abord des relations avec le sport professionnel – et notamment le football et l’UEFA. Ainsi, l’idée d’une coupe du Marché commun émerge dès 1966. Mais c’est en 1995 que l’arrêt « Bosman » met au grand jour l’intervention de l’Union européenne dans le domaine du sport pour ce qui relève de l’activité économique.
De son côté, le Conseil de l’Europe est la première organisation intergouvernementale à avoir investi le champ du sport dans sa définition large, dans le cadre de la convention culturelle européenne adoptée en 1954. Le comité des ministres du Conseil de l’Europe institue ainsi dès 1963 le « brevet sportif européen » qui a pour but de promouvoir la participation des jeunes aux activités sportives en leur inculquant les valeurs de solidarité européenne. La notion de « sport pour tous » est également formulée par le Conseil de l’Europe en 1966. En 1967, le comité des ministres du Conseil de l’Europe adopte la Résolution (67) 12, premier instrument légal international concernant le « doping » des athlètes.
La politique du Conseil de l’Europe dans le domaine du sport a ainsi pour principal objectif non pas de remplacer les politiques nationales mais de défendre certains principes communs et de lutter contre certains phénomènes jugés contraires aux « valeurs de l’Europe » (le dopage, la violence des spectateurs, les discriminations dans le sport, l’homophobie). Siégeant au palais de l’Europe à Strasbourg, le Conseil de l’Europe regroupe aujourd’hui 47 États membres – soit la quasi-totalité du continent – dont les 27 États membres de l’UE, mais également la Russie et la Turquie. Dotés d’un pouvoir économique et politique limité (à la différence de l’UE), les principaux acteurs du Conseil de l’Europe, notamment les ministres des Sports des États membres, les membres de l’Assemblée parlementaire (désignés par les parlements nationaux) et du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux de l’Europe (organe consultatif représentant les collectivités locales) s’attachent plutôt à promouvoir l’identité culturelle de l’Europe et sa diversité, en lien avec les principes fondateurs de l’organisation.
Vers une européanisation informelle du sport
Ce modèle prend corps dans la Charte européenne du sport servant de base aux politiques gouvernementales afin de permettre aux citoyens d’exercer leur « droit de pratiquer le sport ». Validée par l’Assemblée parlementaire en 1972, elle est votée en 1975 par les ministres européens responsables du sport, tout comme la Charte européenne du « sport pour tous ». Alors que la CEE n’englobe pas les pays de l’Est, le Conseil de l’Europe au contraire les intègre et le sport constitue l’un des vecteurs d’une coopération intergouvernementale et d’une harmonisation des normes européennes. Textes juridiques utilisés en droit international pour établir des règles applicables dans tous les pays participants, des conventions sur le sport sont ainsi votées. Des comités spécialisés assurent depuis 1985 le suivi de deux conventions européennes spécifiques au sport : la convention européenne sur la violence et les débordements de spectateurs lors de manifestations sportives, notamment lors de matchs de football, votée en 1985 à la suite du drame du Heysel, et la convention contre le dopage de 1989. Deux autres conventions suivront en 2014, l’une sur la manipulation de compétitions sportives (les matchs arrangés), l’autre sur une approche intégrée de la sécurité, de la sûreté et des services lors des matchs de football. C’est la chute du mur de Berlin et les transitions politiques intervenues dans les pays de l’Europe centrale et orientale qui entraînent un nouvel élan du Conseil de l’Europe, notamment dans le sport. Aujourd’hui, une centaine de textes orientent les activités sportives dans l’Europe des 47 et contribuent à une forme d’européanisation informelle du sport qui s’impose progressivement aux pays membres. De 1977 à 2007, un Comité directeur pour le développement du sport (le CDDS) en assurait l’organisation « technique » et stratégique. Il a été remplacé par un accord intergouvernemental signé par les pays intéressés par cette coopération (l’Accord partiel élargi pour le sport ou APES) qui regroupe actuellement 34 États et 25 organisations sportives européennes partenaires au titre de membres de son comité consultatif.
L’histoire de la construction européenne nous montre que le sport devient progressivement l’objet d’une action publique européenne partagée entre le mouvement sportif, les deux institutions européennes et les États européens. Conventions, résolutions, recommandations et « bonnes pratiques » constituent aujourd’hui les principaux instruments de diffusion du modèle sportif européiste du Conseil de l’Europe.