L’émergence de la « Recherche et de l’innovation responsables »
La « Recherche et l’innovation responsables » (RIR) est un cadre stratégique pour les sciences, les technologies et l’innovation de l’Union européenne. Il a vu le jour au cours du développement du dispositif de financement de la recherche Horizon 2020 qui a remplacé en 2014 les précédents programmes-cadres, et reflète une orientation générale vers davantage de transparence et d’inclusion de la société civile dans les activités de prise de décision de la Commission européenne. Bien que la RIR soit une expression relativement neuve en politique, le concept d’« innovation responsable » tire parti d’approches plus anciennes telles que l’évaluation technologique et la gestion préventive, la recherche sur l’engagement du public dans le domaine scientifique et, enfin, plus particulièrement, de débats sur le développement responsable qui ont vu le jour dans le domaine des nanotechnologies.
Le rapport entre la recherche, l’innovation et la croissance économique au niveau de la politique européenne a été renforcé dans le Livre vert sur l’innovation de 1995, qui défendait l’idée que l’Europe souffrait de l’externalisation de la main-d’œuvre vers des pays à bas salaires ainsi que de son incapacité à convertir sa recherche d’excellence en innovations susceptibles de bénéficier du marché unique. Selon le Livre vert, la croissance pouvait être rétablie par une augmentation de 3 % du pourcentage du PIB consacré à la recherche et au développement (R&D) dans chaque pays membre. Ce pourcentage, qui aurait avoisiné celui qu’appliquaient les États-Unis et le Japon, était censé permettre la transition vers une économie du savoir. Cela nécessitait le développement d’un Espace européen de la recherche (EER) au sein duquel les chercheurs et le savoir pourraient circuler librement, à la manière dont le marché commun garantissait la libre circulation des travailleurs, des capitaux et des biens. La création de l’EER est devenue un pilier central de la stratégie de Lisbonne lancée en 2000 et devait prendre forme grâce à la coopération volontaire de chaque État membre.
À cette époque, les perspectives macro-économiques pour l’Europe étaient considérées comme prometteuses. Cependant, lors de l’évaluation de mi-parcours en 2005, la Commission a estimé que la stratégie de Lisbonne avait échoué à renforcer la compétitivité en partie à cause du manque d’actions menées pour achever la création de l’EER. Elle a par la suite modifié ses orientations pour tourner le dos aux objectifs à long terme et mettre davantage l’accent sur l’idée de faire de l’Europe « l’économie du savoir la plus dynamique et compétitive du monde » avant 2010. Du fait de la crise de 2008, cet objectif ne fut pas atteint. Cependant, l’innovation continue à être perçue par la Commission non pas comme un moteur important de l’économie parmi d’autres, mais comme le moyen privilégié pour relancer la croissance économique. Cette réduction progressive des orientations que la structure politique de l’Europe 2020 était en train de développer a été rendue particulièrement manifeste par l’initiative phare de l’Union pour l’innovation lancée en 2010 dont l’objectif était de favoriser la finalisation de l’EER, ce qui était vu comme un moyen non seulement pour encourager l’investissement public et privé dans l’innovation mais aussi pour stimuler l’emploi et la croissance. Cependant, la crise de la dette souveraine était en train de s’étendre au même moment dans la zone euro, et depuis 2010 même les pays européens prospères préconisent sans relâche une politique d’austérité économique ainsi que des coupes budgétaires drastiques dans les régimes de financement des universités et de la recherche nationale dans le cadre d’une baisse de la dépense pour les services publics. Ainsi, plutôt que d’accroître l’intensité de recherche à 3 %, certains États membres ont au contraire réduit l’investissement tandis que d’autres sont restés à des niveaux inférieurs à 1 %, ce qui a déclenché des débats intenses au sujet des manières de maintenir un niveau suffisant de financement de la R&D en Europe dans le nouveau Programme-cadre dont le lancement était prévu pour 2014.
Ces événements ont également coïncidé avec un glissement de l’orientation générale des stratégies de communication, d’une communication descendante vers des manières plus inclusives d’impliquer les citoyens européens dans les activités de la Commission. Ce glissement a commencé quand le rejet du traité de Maastricht par un référendum organisé au Danemark en 1992 a déclenché ce qui est qualifié depuis de « crise de légitimité » au sein de l’Union européenne. Des référendums organisés aux Pays-Bas et en France en 2005 ont eux aussi exprimé le rejet de la Constitution européenne. Elle s’est par la suite transformée en traité de Lisbonne, qui a été à son tour rejeté par les Irlandais en 2008. Ainsi, l’appel au développement de moyens pour permettre aux citoyens européens de se sentir davantage impliqués et représentés dans le processus de prise de décision au niveau de l’Europe a été constant. Cela a donné lieu à de nouvelles manières d’inclure le public dans diverses structures d’évaluation des risques, et de développer davantage de formes réciproques d’implication des citoyens dans la recherche scientifique.
En mai 2011, un atelier organisé par Rene von Schomberg et par d’autres membres de la direction générale pour la Recherche et l’innovation de la Commission européenne (DG Recherche) a rassemblé des universitaires, des membres des organismes de financement de la recherche et des consultants, tous soigneusement sélectionnés, afin de déterminer comment ces concepts étaient susceptibles d’informer une nouvelle stratégie de « Recherche et d’innovation responsables » qui soit en adéquation avec les valeurs européennes véhiculées par le traité de Lisbonne. L’accent était toujours placé principalement sur l’importance d’impliquer la société civile afin de s’assurer que l’innovation soit accueillie favorablement par le marché ; mais un fort accent fut également mis, particulièrement à l’initiative des spécialistes de l’évaluation technologique constructive, sur la nécessité d’encourager la responsabilisation réciproque des innovateurs et de la société, de prévoir et de gérer les impacts positifs et négatifs, et de conduire l’innovation à proposer des solutions aux « défis sociétaux majeurs » – à savoir aux problèmes complexes que sont le changement climatique, la sécurité alimentaire et le vieillissement démographique, qui nécessitent des mesures concertées à l’échelle mondiale. Une conférence de haut niveau et de plus grande envergure, « La science en dialogue : vers un modèle européen pour la RIR », a eu lieu l’année suivante à Odense au Danemark. La réflexion y a été approfondie et élargie grâce à l’implication d’un groupe plus important de parties prenantes, principalement constitué de représentants de la politique scientifique, de l’industrie et de la recherche universitaire.
L’atelier de 2011 a formé la base de ce que sont désormais les six « piliers » de la RIR conformément aux engagements du traité de Lisbonne ainsi qu’à l’objectif de croissance économique en Europe. Ces piliers ont été exposés dans le pamphlet Recherche et innovation responsables : la capacité de l’Europe à réagir face aux changements sociétaux qui vise à expliquer les objectifs de la RIR au grand public : l’engagement inclusif, l’égalité des sexes, le développement de l’éducation scientifique, l’éthique définie par les valeurs partagées qui reflètent les droits européens fondamentaux, l’accès libre aux données, et les nouveaux modèles de gouvernance. Certains de ces aspects, en particulier l’égalité des sexes, pèsent de manière variable sur l’adaptation du cadre de la RIR aux contextes nationaux de R&D. Cependant, il y a généralement consensus sur le fait que l’« innovation responsable » décrit un environnement dans lequel on attend de tous les secteurs de la société, y compris du public, qu’ils collaborent à la totalité du processus d’innovation et de recherche afin de donner forme à de nouvelles technologies dont les retombées répondent favorablement aux besoins sociétaux. En plus d’être désormais une condition d’éligibilité pour tous les projets participant aux appels à financements européens par le biais du programme Horizon 2020, la RIR est également une problématique transversale dotée d’un programme de recherche propre destiné à développer de meilleurs outils et à les tester dans différents domaines ainsi qu’à améliorer son intégration dans la totalité des activités de R&D au sein de l’EER.
Cependant, des questions ont été soulevées et se posent toujours quant à la capacité de la RIR, telle qu’elle a été adoptée dans le cadre de l’Union de l’innovation, à conserver son ambition fondamentale de protection des intérêts de la société et de l’environnement tout en concentrant des pratiques d’innovation sur des technologies qui soient à la fois porteuses d’effets bénéfiques et emblématiques d’une politique phare destinée à stimuler la croissance économique à court terme. Cela a en partie résulté de la décorrélation entre la réflexion sur la RIR, la science et les technologies en général d’une part, et la réflexion sur les contraintes de plus en plus déterminantes imposées par l’économie politique dans laquelle la recherche et l’innovation sont menées d’autre part. Il se peut que le déploiement de la RIR dans des structures politiques qui sont juridiquement liées aux objectifs économiques du Conseil de l’Europe soulève de nouveaux problèmes qu’il sera tout aussi difficile de résoudre concernant l’orientation, la raison d’être et la réalisation des innovations.