Cataloguer photographiquement le ciel
Dans la seconde moitié des années 1880, le directeur de l’Observatoire de Paris, le contre-amiral Ernest Mouchez, fonde sur les progrès de la photographie astronomique un projet de grande ampleur. Depuis les années 1840, cette technique de captation de la lumière transforme les conditions mêmes de la recherche astronomique. En effet, le cliché photographique permet notamment de déplacer l’acte d’observation, de ne pas limiter l’examen du ciel à l’instantané. Mouchez a déjà lui-même testé les possibilités d’une intégration de la photographie au répertoire des modalités d’observation. Grâce à deux astronomes opticiens, les frères Paul et Prosper Henry qui fabriquent leurs propres instruments, il a pu mesurer la possibilité d’une saisie fine du ciel étoilé. Son projet consiste cette fois à cataloguer photographiquement le ciel. Tandis que les frères Henry développent un appareil à la mesure du projet, Mouchez s’enthousiasme pour cette future « Carte complète de la voûte céleste, comprenant non seulement les 5 000 à 6 000 astres visibles à l’œil nu, mais aussi les millions d’étoiles, jusqu’aux plus faibles, visibles seulement avec les plus puissants instruments. » Elle seule « léguera aux siècles futurs l’état du ciel à la fin du xixe siècle avec une authenticité et une exactitude absolue ».
Mouchez entreprend de rassembler les astronomes susceptibles de participer à cet inventaire. Il contacte en juin 1885 la Royal Astronomical Society de Londres, puis les directeurs des observatoires d’Harvard, Londres, Rio de Janeiro et Poulkovo (près de Saint-Pétersbourg). L’accueil est plutôt favorable. David Gill, au Cap, propose d’ajouter la construction « d’un catalogue astrophotographique » et demande à Ernest Mouchez de coordonner une conférence internationale. Celle-ci se tient à Paris en 1887 et rassemble cinquante-six membres dont trente-sept étrangers. Les délégués français représentent l’Académie des sciences, l’observatoire de Paris, ainsi que ceux de Bordeaux, Alger et Toulouse. Après une semaine d’intenses discussions, l’objectif affiché est « de constater l’état général du ciel à l’époque actuelle [et] d’obtenir des données qui permettront de déterminer les positions et les grandeurs de toutes les étoiles jusqu’à un ordre donné de grandeur » (Congrès astrophotographique). L’Observatoire de Paris est désigné comme l’épicentre d’un réseau de dix-huit établissements répartis sur tout le globe : Greenwich, le Vatican, Catane, Helsinki, Potsdam (puis Uccle), Oxford, Paris, Bordeaux, Toulouse, Alger, San Fernando, Tacubaya (Mexico), Santiago (remplacé par Hyderabad), La Plata (remplacé par Cordoba), Rio (remplacé par Perth), Le Cap, Sydney, Melbourne (remplacé par Sydney). La dimension globale de ce réseau d’observatoires est moins due à une forme d’impérialisme scientifique qu’aux contraintes qui pèsent sur le projet : il s’agit d’atteindre tous les points du ciel et de se partager un travail d’observation (et de mesure) colossal. Une commission internationale permanente et un comité exécutif sont chargés d’organiser les préparatifs nécessaires à la levée de la Carte du ciel. La commission se réunit régulièrement pour perfectionner le projet et fixer les modes opératoires. L’un des enjeux est de parvenir à homogénéiser les pratiques, les méthodes, les calculs et les mesures. La construction d’un instrument matriciel – l’astrophotographe – pour la prise des clichés participe de cette uniformisation du mode opératoire.
Une nouvelle méthode : décentrer l’observateur
La captation photographique du ciel se veut une nouvelle méthode qui décentre l’observateur. La plaque sensible permet d’enregistrer précisément la position de très nombreuses étoiles alors que l’observation directe ne permet de voir qu’une masse compacte d’objets célestes. L’astronome quitte donc le foyer de l’instrument et se contente d’examiner les clichés à l’aide d’un microscope qui met à sa portée la précision photographique. Les clichés reproduits se démultiplient à l’infini et circulent entre les observateurs. La façon de travailler des astronomes est donc très sensiblement modifiée : non seulement leur rapport à l’instrument d’observation n’est plus direct, mais les possibilités d’échanges et de collaborations internationales sont démultipliées avec le support photographique.
La Carte du ciel requiert trois opérations distinctes : la mesure de la position des étoiles avec l’instrument méridien, la prise de photographie, la détermination de la position des étoiles sur les plaques. La très grande quantité de positions à repérer contraint les directeurs de certains observatoires à ouvrir des bureaux de calcul dédiés – et dans un certain nombre d’entre eux, ce sont des femmes qui assument ces tâches.
La collaboration internationale qui s’ébauche pour construire la Carte du ciel repose sur le respect scrupuleux des directives dictées lors des différentes conférences qui se réunissent en 1887, 1889 et 1891. Les décisions prises fixent les règles, décrivent les pratiques et arrêtent les modes opératoires. L’ensemble est destiné à répéter le même geste dans chaque observatoire et à uniformiser les actes.
Les différents directeurs des observatoires participant à l’entreprise de la Carte du ciel et siégeant dans les différentes commissions de la conférence internationale mesurent rapidement l’impasse pratique que constituerait une trop grande fermeté dans la diffusion des normes prescriptives. Ils décident donc en 1892 de faire paraître un bulletin de liaison. Celui-ci rassemble les mémoires et les renseignements utiles pour discuter des règles et de leurs assouplissements pratiques. Ce forum informel permet de faire circuler dans la communauté des astronomes les questionnements les plus divers et infléchit sensiblement la rigidité directive des premières conférences.
Obsolescence programmée
La Carte du ciel est, paradoxalement, un projet quasiment dépassé avant même d’être lancé. En effet, c’est le secteur de la spectroscopie (permettant de connaître la composition chimique des astres) qui va ouvrir la voie à l’astrophysique du xxe siècle. L’inventaire photographique, rapidement obsolète dans l’astronomie d’après 1900, est en outre particulièrement chronophage pour les observatoires engagés. Si bien que, en 1970, l’assemblée générale de l’Union astronomique internationale suspend le projet. Il reste donc officiellement inachevé ; l’objectif initialement envisagé – Mouchez imaginait achever l’ensemble en 10 ou 20 années maximum – n’a pu être respecté.
Les programmes d’inventaire stellaire ne seront pas condamnés pour autant. Le satellite Hipparcos, lancé en 1989 par l’Agence spatiale européenne (ESA), visait précisément à mesurer la position, le mouvement propre et la magnitude de 118 219 étoiles.