Le traducteur et l’ingénieur « Eurodicautom », années 1960

La Commission européenne abrite le « plus grand service de traduction du monde » avec 3 000 linguistes confrontés quotidiennement au double défi du multilinguisme et de l’intraduisibilité. Dès les années 1950, plusieurs travaux sur la traduction automatique espèrent conjurer cette « tâche du traducteur » décrite par Walter Benjamin. À la frontière entre technologie et langues, le projet pionnier « Eurodicautom », banque de données terminologiques, est devenu à partir des années 1960 l’outil de travail fondamental du traducteur européen.

Publicité présentant les premiers développements d’IBM en matière de traduction automatique à l’occasion du fameux « Georgetown – IBM experiment », le 7 janvier 1954 à New York. Illustration reproduite par Michael D. Gordin dans Scientific Babel, p. 214. Source : Georgetown University Archives
Sommaire

Lors de sa fameuse conférence de presse à l’Élysée du 15 mai 1962, le général de Gaulle disait ne reconnaître dans l’étrange machinerie européenne que « quelque espéranto ou volapük intégré ». Le terminologue de la Commission, Roger Goffin, s’insurgeait en 1994, dans un parti pris intitulé « eurolecte : oui, jargon communautaire : non », contre cette négation de la nature même de la langue bruxelloise, ce produit de la traduction institutionnelle. L’adage attribué à Umberto Eco, selon lequel « la lingua dell’Europa è la traduzione », a acquis une forme de naturalité pour décrire l’identité de la relation communautaire. L’institution matérielle de cette « langue européenne » reste cependant méconnue, notamment du fait du monolinguisme anglais qui tend à invisibiliser le travail de la traduction. Au début des années 1960, une rencontre inaugurale entre linguistes de la CECA et ingénieurs d’Euratom marque un tournant en Europe dans « l’histoire invisible » de la traduction communautaire. Le projet Eurodicautom, qui voit officiellement le jour au début des années 1970, servira durant des décennies d’outil de travail quotidien pour le traducteur de l’Europe, jusqu’à son remplacement en 2007 par l’IATE (Interactive Terminology for Europe).

De Luxembourg à Ispra, les premiers travaux sur la traduction automatique en Europe

Le personnage central de cette rencontre est Joachim Albert Bachrach, traducteur néerlandais depuis 1953 au sein du Service linguistique de la CECA installée à Luxembourg en 1952. Attentif aux progrès techniques qui ont cours outre-Atlantique, Bachrach reçoit en mai 1961 une offre de formation de la part de l’université Georgetown à Washington, à la pointe des recherches effectuées en matière de « Machine Translation » depuis le début des années 1950 aux États-Unis. Pour obtenir un congé de formation d’un an, il sollicite le vice-président de la Haute-Autorité, Dirk Spirenburg (1909-2001), qui prend fait et cause pour son compatriote : « [M. Bachrach] a attiré [m]on attention sur l’intérêt que présentent pour la linguistique en général [et la traduction technique en particulier] les recherches qui sont actuellement en cours en vue de la mise au point d’une machine à traduire électronique. » La formation n’est pas jugée prioritaire. Le directeur de l’administration, Joseph Dinjeart, décide néanmoins d’organiser un an plus tard, en avril 1962, une mission en compagnie de « M. Weber, Directeur de l’IBM à Luxembourg » à Ispra sur les bords du lac Majeur en Italie, où est installé le Centre commun de recherche (CCR) de l’Euratom depuis 1959. Un mois plus tard, en mai 1962, Dinjeart se rend dans les locaux d’IBM à New York, puis à Georgetown.

Entre Georgetown et Bruxelles, la technologie d’IBM au service d’une « Babel scientifique »

En décembre 1962, on compte à Ispra un seul ordinateur scientifique, l’IBM 7090, capable de « traduire » en quelques minutes des cartes perforées en phrases à peu près fidèles à l’original. Son ancêtre, le fameux « Defence Calcutor » ou IBM 701, a été introduit en 1952 dans le cadre du programme nucléaire américain. Dès le début de la guerre froide, les États-Unis constatent en effet un déficit de compétences linguistiques par rapport à leur adversaire soviétique : la National Science Foundation créée en 1950 observe que « l’obstacle principal au gain de connaissances relatives à l’effort scientifique russe est la langue russe ». Léon Dostert, professeur à Georgetown, traducteur officiel d’Eisenhower et interprète en chef au procès de Nuremberg, met ses compétences de linguiste au service de la programmation informatique. Les capacités de calcul du premier ordinateur commercialisé par la Big Blue sont alors mobilisées le 7 janvier 1954 dans ses locaux de Madison Avenue : le « Georgetown – IBM experiment » reste l’acte fondateur de la traduction automatique.

Le lien entre l’université jésuite de Georgetown et l’Italie se fait par l’intermédiaire du théologien Roberto Busa, précurseur dans le champ des humanités numériques. Il effectue plusieurs voyages à New York et Washington en cette même année 1954 en tant qu’employé d’IBM-Italia. En 1956, il installe à Gallarate, à 30 kilomètres d’Ispra, le Centro per l’Automazione dell’Analisi Letteraria (CAAL) et revendique un rôle de facilitateur en 1961 entre le Centre de recherche d’Ispra et Dostert qui poursuit ses essais de traduction du russe vers l’anglais. L’article 8 du traité Euratom de 1957 confiait en effet au CCR le soin d’établir une « terminologie nucléaire uniforme » au niveau européen. Un Centre de traitement de l'information scientifique (CETIS) est créé dès 1959 afin de permettre à l’Euratom de « jou[er] un rôle central » dans la traduction du savoir mondial en matière nucléaire, comme il est convenu avec l’Atomic Energy Commission américaine. Le Bureau d’information de l’Euratom installé à Bruxelles, nommé « Transatom », publie son premier bulletin en décembre 1960 en ciblant particulièrement le russe et le japonais comme langues-sources.

L’ambition encyclopédique du Service de terminologie européenne

La nouveauté ouverte par Bachrach est la prise en compte du multilinguisme originel européen dans les efforts de traduction automatique, en dépassant la binarité est/ouest. Le besoin émis par Bachrach impose de trouver des solutions de traduction multilatérale, conformément au régime plurilingue adopté par la CECA depuis 1952. Ainsi que le note le diplomate français Jean-François Deniaud à Bruxelles en 1961, la contrainte du multilinguisme rappelle « aux amateurs de chiffres que la formule de la traduction est n (n-1) », soit douze combinaisons linguistiques avec seulement quatre langues officielles.

Bachrach rencontre en 1961 à Teddington en Angleterre la mathématicienne Lydia Hirschberg, cheffe du Centre de linguistique automatique appliquée à l’Université libre de Bruxelles, lors de l’International Conference on Machine Translation of Language and Applied Language Analysis, avant de la retrouver l’année suivante à Venise dans le cadre d’un séminaire sur la traduction automatique organisé par l’OTAN. Leur objectif conjoint est de bâtir, à partir du français dans un premier temps, un dictionnaire automatique, le Dicautom, rassemblant un « corpus lexicographique spécialisé » pour les fonctionnaires européens. Une réunion intercommunautaire a lieu à Bruxelles le 16 décembre 1962. Pour Euratom, l’élargissement à d’autres langues que celles des deux superpuissances de la guerre froide serait trop coûteux. Pour Bachrach et Hirschberg au contraire, un dictionnaire automatique dans toutes les langues de la Communauté européenne (plus l’anglais et le latin) est nécessaire et possible. Progressivement, le Service de traduction à moyen et long terme fondé par Bachrach produit différents glossaires automatiques dans tous les champs du savoir qu’il a à connaître, du charbon et de l’acier à la médecine et à la biologie.

Bachrach semble faire référence, pour la première fois, au terme « Eurodicautom » en 1971. En janvier, il intervient lors des « Actes du colloque international de linguistique et de traduction » à Montréal avec une communication publiée dans Meta, la revue des traducteurs professionnels, autour de la question « L'ordinateur au service du terminologue : maître ou esclave ? », alliant pratique empirique et réflexivité. Il publie en 1988 un recueil d’articles et d’interventions sous le titre Multilinguisme et traduction : réalisations communautaires et coopération internationale. Il y conclut : « La traduction restera toujours un maillon indispensable dans la chaîne de communications entre les hommes de différents pays et de différentes langues. »

Citer cet article

Gwénaël Glâtre , « Le traducteur et l’ingénieur « Eurodicautom », années 1960 », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 23/06/20 , consulté le 25/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/14182

Bibliographie

Commission européenne, La traduction à la Commission, 1958-2010, Bruxelles, Direction générale de la traduction, 2009.

Gordin, Michael D., Scientific Babel : how Science was done Before and After Global English, Chicago, The University of Chicago Press, 2015.

Jones, Steven E., Roberto Busa, S. J. and the Emergence of Humanities Computing : the Priest and the Punched Cards, New York, Routledge, 2016.

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