Vers une « Europe statistique »

Le Congrès international de statistique, 1853-1876

Initié par Quételet en 1853, le Congrès international de statistique a réuni sur neuf sessions en vingt-trois ans plusieurs statisticiens nationaux soucieux d’élaborer des pratiques communes en matière d’enquêtes statistiques. Traversé par des tensions qui mêlent le technique au politique, frappé par la guerre franco-prussienne et le retrait progressif de la génération qui avait porté ses premières sessions, le Congrès cesse ses travaux en 1876, non sans avoir dessiné les linéaments d’une « Europe statistique ».

Avant-projet de l’agenda du Congrès international de la statistique à Berlin. Source : Anne Lacourt/ENPC
Sommaire

En 1853 l’astronome, mathématicien et statisticien belge Adolphe Quételet (1796-1874) lance à Bruxelles la première session du futur Congrès international de statistique. Les quelque cent cinquante membres du Congrès, où plusieurs gouvernements sont représentés, sont invités à débattre de questions relevant des « sciences administratives et politiques » selon Quételet. De l’enregistrement des naissances à la statistique industrielle et commerciale, en passant par le budget économique des classes laborieuses, l’objectif de la manifestation n’est autre que de convaincre les États d’adopter des bases uniformes pour leurs travaux statistiques afin de rendre comparables les résultats obtenus par leurs administrations. Le stock mondial de « faits » susceptibles d’analyse statistique serait constitué par les gouvernants et les savants, dans le but d’un pilotage rationnel de la société.

Ayant vocation à embrasser le plus grand nombre de pays tout en tenant compte du rôle joué par les pays européens, le Congrès se déplace à Paris (1855), Vienne (1857), Londres (1860), Berlin (1863), Florence (1867), La Haye (1869), Saint-Pétersbourg (1872), avant d’atteindre Budapest en 1876 et de s’y éteindre.

À chaque étape, la durée des sessions s’allonge : quatre jours à Bruxelles, une douzaine à Saint-Pétersbourg. Autour d’un noyau dur d’une centaine de participants viennent s’agréger à chaque session plusieurs centaines de ressortissants du pays d’accueil, plus quelques dizaines d’étrangers occasionnels. Une commission organisatrice, constituée, jusqu’à la session de Saint-Pétersbourg, de statisticiens du pays hôte, définit un avant-programme. Les organisateurs rédigent des notices destinées à ouvrir les discussions pour chaque question mise à l’ordre du jour. Les travaux scientifiques du Congrès, accompagnés de nombreuses festivités, ont pour cadre l’assemblée générale et les sections dédiées. Réunissant les délégués officiels des pays participant à la session, les sections étudient les projets, les adoptent ou les modifient, les rejettent ou les renvoient à une session ultérieure pour réexamen. Des rapporteurs de section donnent ensuite lecture du travail accompli et approuvé à l’assemblée générale et animent la discussion des résolutions. C’est aussi devant l’assemblée générale que les délégations dressent un état des lieux des évolutions de la statistique dans leur pays depuis la dernière session, et que l’on examine le degré d’application des résolutions prises par le Congrès au sein des diverses administrations nationales. Qualifiée par le délégué français Alfred Legoyt (1815-1885), directeur de la Statistique générale de la France de 1852 à 1871, de la « partie la plus piquante et la plus accidentée de ses travaux », la dernière séance de chaque session est consacrée le plus souvent à l’examen – soit par des sections, soit par des membres individuellement – du choix du lieu de la prochaine session du Congrès.  

La session terminée, la commission organisatrice édite les procès-verbaux de l’assemblée générale – quelque 10 000 pages imprimées – et en adresse en principe un exemplaire à tous les participants. De leur côté, les délégués notifient aux services administratifs de leur pays les plans d’enquête statistiques élaborés par la session qui vient d’achever ses travaux.

Pendant un quart de siècle, les participants du Congrès international de statistique ont pu examiner pratiquement l’ensemble des branches de la statistique de l’époque, allant du recensement général de la population à la statistique de la littérature (nombre et nature des ouvrages publiés annuellement dans chaque pays). Étant l’une des rares manifestations transnationales de la période 1850-1880 auxquelles les gouvernements des pays se font explicitement représenter, le Congrès est à la fois une assemblée savante, qui assure la diffusion de nouveautés en matière de science statistique, et une force d’action, même si les programmes arrêtés par les sessions n’ont pas force de loi pour les États. Ainsi, c’est grâce au Congrès que les travaux du statisticien anglais William Farr (1807-1883) en matière de mortalité ont été connus sur le continent. Plusieurs exemples montrent, par ailleurs, que les résolutions du Congrès ne restent pas nécessairement sans suite. Après une recommandation adoptée dès la première session en 1853 et fréquemment renouvelée depuis, plusieurs États, à l’instar de l’Autriche et de la Russie en 1863 ou des Pays-Bas de 1858 à 1860, se sont dotés d’une organisation centrale de statistique analogue à celle que présidait Quételet à Bruxelles. Autre exemple : pour le recensement de la population réalisé en 1870, l’État grec applique la recommandation du Congrès de distinguer précisément entre population de fait – l’ensemble des personnes qui se trouvent au moment du recensement à un endroit donné – et population de droit – l’ensemble des personnes qui sont inscrites aux registres de différentes communes au moment du recensement –, et de calculer séparément chacune de ces deux populations.

C’est lors de la huitième session qu’une réforme de procédure importante intervient. Une commission permanente est instaurée pour mettre en place la prochaine session du Congrès en collaboration avec la commission organisatrice. Cosmopolite dans sa composition, ayant pour objet principalement de lancer des enquêtes internationales et de décider de l’agenda du Congrès, la commission permanente vise à combler, entre deux sessions, le « vide » des travaux ressenti par les membres actifs du Congrès. Instituée en Russie en 1872, la commission permanente n’en est pas moins la matérialisation tardive d’une proposition émise déjà en 1863 à Berlin par Ernest Engel (1821-1896) – chef du bureau prussien de statistique de 1860 à 1882, connu aujourd’hui pour ses travaux sur le budget des familles. Engel avait vu à l’époque son projet repoussé par d’autres statisticiens dont Legoyt. Ce dernier, décidément « anti-prussien », avait déjà refusé lors de la session de Londres (1860) d’accorder le moindre intérêt à la proposition émise par certains congressistes d’introduire la question de la langue parlée dans les recensements futurs. Rappelons que dans les années 1860, le célèbre statisticien allemand Richard Böckh (1824-1907), directeur de 1875 à 1902 du bureau de statistique de la ville de Berlin, faisait de la langue le seul critère pertinent de « nationalité » et considérait de ce fait comme Allemands les juifs parlant yiddish, dialecte allemand médiéval devenu la langue véhiculaire des juifs de l’Est.

Mais la victoire d’Engel tourne court. Refusant d’appliquer les décisions de la quatrième réunion de la commission permanente, tenue à Paris en 1878, les statisticiens allemands expriment leurs réserves sur la tenue d’une cinquième, prévue à Rome en 1879. Devant ce refus allemand, suivi de retraits et d’hésitations de plusieurs autres pays, le président de la commission permanente, le Hongrois Károly Keleti (1833-1892) préfère démissionner. C’est l’épisode final de l’histoire du Congrès international de statistique, frappé entre temps par la guerre franco-prussienne et le retrait, voire la disparition progressive, de la génération qui avait porté ses premières sessions. Ce n’est pas la fin pour autant de l’« Internationale des statisticiens » (J. et M. Dupâquier), qui entame une nouvelle vie avec la fondation, en 1885, à Londres, de l’Institut international de statistique, toujours actif aujourd’hui, institution savante et indépendante cette fois des gouvernements nationaux.

En dépit des divergences et des conflits qui le traversent, le Congrès international de statistique n’a pas manqué de produire des effets sur les statistiques nationales des pays participants. Même si certains vœux émis par les congressistes, comme l’adoption d’un système uniforme de poids et mesures, voire de monnaies pour toutes les nations sont restés lettre morte, le Congrès se trouve incontestablement à l’origine d’un travail d’uniformisation de la pratique statistique administrative. Par ce fait, il a fourni au mouvement pluriséculaire d’intégration européenne l’une de ses infrastructures intellectuelles.

Citer cet article

Konstantinos Chatzis , « Vers une « Europe statistique » », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 23/06/20 , consulté le 14/11/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/14189

Bibliographie

Brian, Éric, « Observations sur les origines et sur les activités du Congrès international de statistique (1853-1876) », Proceedings of the 47th Session of the International Statistical Institute, La Haye, vol. 1, 1989, p. 121-139.

Chatzis, Konstantinos, « ‘Sous les yeux de l’Occident’. Statistiques et intégration européenne au xixe siècle, l’exemple de la Grèce », Histoire & Sociétés. Revue européenne d’histoire sociale, no 21, mars 2007, p. 8-17.

Desrozières, Alain, La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte/Poche, 2000.

Dupâquier, Jacques et Michel, Histoire de la démographie, Paris, Perrin, 1985.

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