Au cours des cinquante dernières années, le réseau de gaz naturel européen s’est développé, en passant lentement de petits réseaux locaux à une infrastructure technique quasi globale, pour couvrir non seulement le territoire de ce que l’on appelle généralement l’Europe, mais aussi pour raccorder la mer du Nord à l’Afrique du Nord, au Moyen-Orient, et à la Sibérie russe. Ce réseau constitue ainsi l’une des plus vastes infrastructures connectée au monde. L’une des caractéristiques les plus intéressantes de ce réseau est la manière dont il a traversé les frontières Est et Ouest de l’Europe en pleine guerre froide. À ce titre, il peut être perçu comme le premier exemple d’une intégration technique réussie au niveau européen au travers du rideau de fer.
Néanmoins, cette histoire n’a pas toujours été couronnée de succès. Par exemple, l’Europe du Nord représente encore aujourd’hui un chaînon manquant dans ce réseau de gaz naturel. Tandis que les gazoducs et les ports de GNL (gaz naturel liquéfié) conduisent à la Suède, à la Norvège et à la Finlande, ils ne traversent pas les frontières entre ces pays, et ne sont donc pas interconnectés. Au cours des cinquante dernières années, de nombreuses tentatives ont été menées pour raccorder ces gazoducs à travers la Suède, bien placée géographiquement pour relier les ressources de gaz de la mer du Nord, de la Sibérie et de l’Europe de l’Ouest. Les négociations ininterrompues entre la Suède et l’Union soviétique dans les années 1970 et 1980 sont un exemple de négociations n’ayant jamais abouti à un contrat gazier. Ces longues négociations montrent à la fois comment les opinions sur la fiabilité, la vulnérabilité et le contexte géopolitique évoluent chronologiquement et comment certains raccordements d’infrastructures échouent, en dépit de l’enthousiasme de chacune des parties impliquées.
En 1968, le premier raccordement entre les systèmes de gaz naturel de l’Est et de l’Ouest est établi entre l'Autriche et la Tchécoslovaquie (gazoduc de Bratstvo), suscitant un intérêt pour les importations de gaz de l’Union soviétique dans d’autres pays de l’Europe de l’Ouest, notamment la Suède. Partenaire commercial de longue date de l’Union soviétique et précédemment de la Russie, la Suède importait du pétrole et exportait des équipements industriels, comme des tubes larges en acier. Les deux parties considèrent l’introduction du gaz naturel dans ces échanges comme bénéfique au rééquilibrage commercial ; la Suède exportant plus qu’elle n’importe. Plusieurs groupes d’acteurs suédois de l’industrie de l’acier et de l’énergie encouragent aussi ce qu’ils jugent être une bonne opportunité commerciale. Par ailleurs, le gaz naturel est alors considéré comme une ressource respectueuse de l’environnement, en raison de ses émissions à faible teneur en souffre. Enfin la diversification du système énergétique représente également une motivation importante, devenant une question encore plus déterminante après les crises pétrolières des années 1970.
Durant les années 1970, l’Union soviétique développe son industrie gazière et a donc besoin de nouveaux marchés pour les gisements qu’elle commence à exploiter en Sibérie. Au moment où les pays de l’Ouest envisagent d’augmenter leurs importations de gaz, les Soviétiques proposent d’exporter leurs nouvelles découvertes. La Finlande, dans ce contexte, constitue un troisième acteur, le gazoduc reliant l’Union soviétique à la Suède devant très probablement passer par la Finlande. Ayant conclu un contrat gazier avec l’Union soviétique au début des années 1970, les Finlandais voient dans ce projet l’occasion d’augmenter la sécurité de leur approvisionnement, en se raccordant au marché de l’Ouest à travers la Suède.
Néanmoins, en dépit des motivations des différents acteurs à s’engager dans un accord sur le gaz naturel, les négociations entre l’Union soviétique et la Suède échouent. Pourquoi ?
Durant la première phase des négociations, la Suède manque de structures institutionnelles pour gérer la construction d’une infrastructure dédiée au gaz naturel. Ce décalage institutionnel a des effets négatifs sur les résultats des négociations. Les différentes stratégies économiques et configurations du marché influencent également la position des Suédois quant à la perspective d’importer du gaz. La constitution d’un réseau de gaz naturel est une entreprise technologique complexe et coûteuse. Bien que les acteurs suédois portent un regard positif sur le gaz, ils admettent également qu’il reste difficile à intégrer sur leur marché de l’énergie où l’électricité est bon marché et les consommateurs guère prêts à payer autant que ceux du continent. Le gaz naturel peine à s’imposer et n’est pas considéré comme une priorité puisque le pétrole et les énergies hydroélectriques sont déjà présents sur le marché, suivis plus tard par l’énergie nucléaire.
À la fin des années 1980, le débat sur l’environnement s’intensifie. En raison de l’attention portée au CO2, et bien que le gaz naturel ait été auparavant considéré comme un moyen de contrer les problèmes environnementaux, ce dernier se retrouve associé aux autres combustibles fossiles, et considéré lui-même comme un problème environnemental. En Suède, ce débat aboutit à présenter le gaz naturel à la fois comme un danger, et comme un concurrent sérieux aux combustibles et sources d’énergie plus respectueuses de l’environnement. Par exemple, le gaz naturel se retrouve mêlé au débat sur le nucléaire ; les partisans du nucléaire prônant l’utilisation de cette énergie non émettrice de CO2 au détriment du gaz naturel. Le lobby agricole s’oppose également à ce dernier, plaidant en faveur des biocombustibles. La sécurité de l’approvisionnement en gaz naturel commence aussi à être remise en cause par les groupes qui s’opposent aux combustibles. L’idée que l’Union soviétique puisse être un fournisseur non fiable émerge. Alors que les précédentes tensions de la guerre froide n’avaient pas conduit à de telles interrogations, la peur de l’incertain, consécutive à la chute du bloc de l’Est les favorise. Ainsi, à la fin des années 1980 et au début des années 1990, le gaz naturel finit par être considéré comme une bête noire sur le marché de l’énergie suédois.
De leur côté, les Soviétiques connaissent un essor fulgurant du commerce du gaz pendant les années 1970 et 1980, avec de nouvelles découvertes, de nouvelles exploitations et des débats sur la place du gaz naturel comme produit destiné à l’exportation ou aux besoins du pays. Au début, n’étant pas certains eux-mêmes de la quantité de gaz qu’ils pouvaient vendre, leurs offres varient et génèrent des incertitudes lors des négociations. Il s’agit aussi d’une question de priorités. Pour l'Union soviétique, les relations commerciales avec la Suède sont certes importantes, mais l’exportation de gaz vers la Suède reste moins primordiale que la distribution de gaz aux clients existants ou l’export vers de plus gros clients.
La complexité de la construction d’une infrastructure transnationale apparaît dans le nombre d’acteurs et de contextes différents qui doivent s’ajuster pour qu’un projet de gazoduc soit conduit à son terme. Un nombre suffisant d’acteurs clés doit partager les mêmes priorités au même moment, à la fois d’un point de vue national et transnational. Ceci ne s’est jamais produit.
En 2011, le gazoduc Nord Stream, reliant la Russie à l’Allemagne par la mer Baltique est inauguré. Autorisé à traverser la zone économique suédoise, son raccordement au réseau suédois n’a pas été prévu. En Suède, la principale préoccupation sur ce point est bien la fiabilité de la Russie en tant que fournisseur et acteur géopolitique. Comme souligné plus haut, cette question est à peine abordée dans le contexte suédois jusqu’à la fin des années 1980 et le début des années 1990. Si un léger risque associé à l’approvisionnement par l’Union soviétique était évoqué, de l’avis partagé des acteurs européens du gaz, ceci était lié à des problèmes opérationnels dus à une expansion trop rapide ; les pannes étant par ailleurs généralement annoncées à temps. Dans l’ensemble, au fil des ans, l’Union soviétique fait preuve de fiabilité en tant que fournisseur de gaz. Elle est souvent considérée comme plus fiable que les fournisseurs du Moyen-Orient, et parfois plus que ceux possédant des gisements en mer du Nord, dont l’exploitation semble d’abord incertaine, et plus tard exposée à des grèves sur les plateformes. Or selon un acteur suédois : « En Union soviétique personne ne fait grève. » Ainsi, les négociations entre la Suède et l’Union soviétique portant sur le gaz naturel permettent de voir combien les menaces et les vulnérabilités sont réévaluées au fil du temps en fonction du contexte historique.
Traduit de l'anglais par Alia Corm