S’approprier le Nord par la technique : le chemin de fer translapon en Suède (1882-1910)

Dans la seconde moitié du xixe siècle, la course aux ressources exacerbée à la fois par l’industrialisation et par les tensions internationales conduit les autorités suédoises à construire une voie ferrée dans l’espace le plus septentrional du royaume. Initialement, l’objectif est d’extraire et d’exporter le minerai de fer suédois. Mais le projet, désigné comme « ligne du fer », « chemin du fer » ou encore « Malmbanan » en suédois ou « Ofotbanen » en norvégien, se charge d’enjeux nouveaux au tournant du xxe siècle.

Légende : Carte du réseau ferroviaire de la Scandinavie septentrionale. Ce document, produit en Allemagne, illustre l’intérêt que les milieux économiques germaniques portent au réseau de chemin de fer suédo-norvégien pour assurer l’approvisionnement en minerai de fer.  Source : Eisenbahn- und Verkehrsatlas von Europe, 1902
Légende : Carte du réseau ferroviaire de la Scandinavie septentrionale. Ce document, produit en Allemagne, illustre l’intérêt que les milieux économiques germaniques portent au réseau de chemin de fer suédo-norvégien pour assurer l’approvisionnement en minerai de fer. Source : Eisenbahn- und Verkehrsatlas von Europe, 1902
Légende : Photographie, pose des rails près de la frontière suédo-norvégienne, 1902 Source : Sveriges Järnvägsmuseet, Digital museum
Légende : Photographie, pose des rails près de la frontière suédo-norvégienne, 1902 Source : Sveriges Järnvägsmuseet, Digital museum
Sommaire

Au nord de la Suède, l’espace lapon connaît de grandes transformations au xixe siècle. Déjà connu des cartographes et des scientifiques suédois au xviie siècle, il relève de la souveraineté nominale du roi de Suède. Les chroniqueurs royaux y projettent une idéologie impériale selon laquelle le souverain règne sur de multiples peuples indigènes, au premier rang desquels les Samis. Cependant, cet espace est volontiers comparé à la Sibérie russe, une région sauvage et barbare, en-dehors de la civilisation. Le projet de construction d’une voie ferrée translapone à la fin du xixe siècle bouleverse ce territoire et les représentations qui lui sont associées.

Un projet industriel, commercial et militaire

L’exploitation du minerai de fer connaît un essor sans précédent dans la seconde moitié du xixe siècle avec le développement de nouveaux procédés chimiques, dans un contexte où la demande mondiale ne cesse de croître en raison de l’industrialisation, surtout au Royaume-Uni, aux États-Unis et en Allemagne. Cette industrie minière est implantée en Suède depuis le xviie siècle, surtout dans le centre du pays. Ces mines s’épuisant, des explorations scientifiques sont dépêchées dans le nord du pays, en Laponie. Elles aboutissent à l’identification de riches gisements près des localités de Gällivare et de Kiruna. Pour les autorités suédoises, le principal obstacle à l’exploitation de ces gisements est le manque d’infrastructures, coûteuses à bâtir.

Rapidement, des compagnies étrangères proposent d’acquérir des concessions minières et de bâtir une voie ferrée. Le principal défi est d’assurer l’évacuation du minerai de fer tout au long de l’année. La mer Baltique étant prise par les glaces en hiver, le minerai doit être acheminé à travers la péninsule scandinave jusque sur la côte atlantique, en Norvège. En 1882, une compagnie britannique obtient la première concession et la construction commence en 1884, sous la supervision d’ingénieurs dépêchés sur place. Le chemin de fer est initialement construit pour permettre l’exploitation des mines de fer de Kiruna, et dans une moindre ampleur, de Gällivare. L’entreprise britannique entame les constructions, mais face à l’ampleur et à la complexité des travaux, les fonds viennent à manquer. Les investisseurs tentent d’intégrer les maîtres de forges suédois dans le montage financier, sans succès. En effet, dans un contexte de plus en plus nationaliste, les industriels scandinaves craignent la concurrence de la Grande-Bretagne. La compagnie britannique finit par se placer en liquidation. Le chantier de construction est finalement repris par l’État suédois en 1898 et achevée en 1902 dans le fjord de Narvik, en Norvège. Une compagnie privée, LKAB, reçoit la concession de l’exploitation et de l’exportation du minerai par la voie ferrée.

Dans un contexte de tensions internationales croissantes, le chemin de fer acquiert une nouvelle importance en renforçant la mainmise du pouvoir suédois en Laponie. À Stockholm, les journaux le présentent comme la pierre angulaire de la colonisation du nord du pays. Cette colonisation est encouragée comme un moyen de contrebalancer l’influence russe dans la région, frontalière du grand-duché de Finlande. L’état-major militaire suédois entreprend donc en parallèle la construction de la forteresse de Boden, comparée à un « Gibraltar nordique », le long de la voie ferrée, pour décourager toute tentative russe de s’approprier les mines et la voie. Cette dernière devient une infrastructure si cruciale que le Parlement suédois décide de la reprendre en main – la concession est partiellement retirée et l’Etat entre au capital de LKAB en 1907.

La voie d’un bouleversement économique et social

À l’ouverture de la ligne de chemin de fer en 1902, l’opinion publique suédoise fait preuve d’un véritable engouement pour la Laponie, symbolisé par l’inauguration en présence du roi Oscar II, le 14 juillet 1903. Infrastructure ferroviaire la plus septentrionale au monde, la voie ferrée matérialise la modernité et le développement du royaume. Dans la presse, la Laponie est volontiers comparée au Klondike, et devient « l’Amérique de la Suède ». Comme l’a montré l’historien suédois Sverker Sörlin, la Laponie devient un pays du futur (framtidslandet) où les élites projettent leur vision de la Suède de demain.

Les ambitions des milieux politiques et économiques pour la région prennent toutes comme appui la voie ferrée, support d’un système économique totalement nouveau. Déjà pendant la pose des rails, les usines et des ateliers de réparation se multiplient tout au long de la ligne. En 1909, c’est une centrale hydroélectrique qui est construite sur la rivière pour électrifier la ligne. L’historien suédois Staffan Hansson parle ainsi d’un « méga système technologique » pour la région minière de Laponie, caractérisée par un réseau ferroviaire, des usines hydroélectriques, des ports adaptés au rythme de l’extraction (Luleå et Narvik), et une forteresse (Boden).

Ce développement soudain de la Laponie exerce une forte pression sur les populations samies, qui connaissent un bouleversement économique et social majeur en un court laps de temps. La construction de la voie ferrée, comme celle des routes, a un impact direct sur l’élevage de rennes en coupant les chemins de transhumances. Ainsi, les premières lois encadrant strictement la pâture des rennes sont prises entre 1886 et 1898, en pleine construction du chemin de fer. Elles restreignent notamment les chemins de transhumance en donnant à LKAB la possibilité de poser des grillages le long de la voie. Les autorités appuient le chantier, bouleversant l’économie locale. Traditionnellement éleveurs, les Samis doivent s’adapter rapidement à cette nouvelle société dans laquelle ils ne sont plus majoritaires. Si en 1799, les Samis représentent 71% de la population de la Laponie suédoise, suite à l’arrivée de migrants, ils ne sont plus que 11% en 1900. Avec le développement des villes, comme Kiruna, le mode de vie des populations samies devient sédentaire et ils rejoignent souvent les classes les plus modestes de cette nouvelle société industrielle. 

Tirer profit de l’espace septentrional

Une fois ouverte, la voie ferrée multiplie les possibilités d’appropriation de l’espace lapon pour l’État suédois. Suivant en cela une perspective « technopolitique », la monarchie scandinave use de l’infrastructure comme d’un levier pour affirmer son autorité et exercer son pouvoir sur cet espace. Au-delà de l’ambition militaire du projet, la voie ferrée offre à la monarchie et aux élites suédoises la possibilité d’intégrer cet espace à la fois mentalement et physiquement, principalement dans deux domaines : la science et le tourisme.

Dès l’achèvement de la ligne de chemin de fer, les scientifiques suédois (biologistes, géologues) l’empruntent pour venir étudier la région lapone, jusqu’alors difficile d’accès. Comme dans d’autres espaces polaires comme l’Antarctique, l’objectif des autorités suédoises est de légitimer leur appropriation de l’espace par la production scientifique sur cet environnement. Une première station scientifique et météorologique est fondée à Abisko en 1905. Elle peut héberger des scientifiques pendant plusieurs mois et sert notamment de camp de base pour des études anthropologiques sur les Samis. 

Le tourisme constitue également un instrument de l’appropriation de l’espace et de ses paysages par l’ensemble de la société suédoise. Un an après le lancement des travaux par la compagnie britannique en 1884, la Société de tourisme suédoise (Svenska Turistföreningen, STF) est créée. Ses statuts précisent que son rôle est de suivre précisément l’avancement des travaux. Dès l’ouverture en 1902, la région attire les curieux et les ethnologues intéressés par l’élevage nomade. L’engouement est tel qu’un groupe de pression milite au Parlement suédois pour créer un parc national, sur le modèle américain. En 1909, la première loi suédoise instituant neuf parcs nationaux est votée, incluant celui d’Abisko. La presse suédoise profite de cette occasion pour informer le public des merveilles exotiques nordiques au sein du royaume. Là encore, la voie ferrée joue un rôle déterminant en fixant, matériellement, l’une des frontières du parc.

En somme, le projet de chemin de fer translapon illustre les dynamiques à l’œuvre dans l'extension de l'espace connu et exploité par les Européens à la fin du xixe et au début du xxe siècle. Comme dans le cadre de l’entreprise coloniale qui s’accélère à la même époque, le chantier du chemin de fer translapon fait entrer un nouvel espace au sein de l’économie et de l’opinion publique suédoises, et même européennes. Son irruption soudaine provoque des circulations d’ouvriers migrants et de savoirs techniques, mais aussi des flux de capitaux et de marchandises qui se mondialisent, le minerai de fer étant intégralement exporté. En ce sens, le chemin de fer translapon intègre ce territoire jusqu’alors marginal au cœur des flux mondiaux qui traversent l’Europe.

Citer cet article

Thomas Gauchet , « S’approprier le Nord par la technique : le chemin de fer translapon en Suède (1882-1910) », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 27/03/23 , consulté le 12/11/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/22072

Bibliographie

Lisberg Jansen, Ebba, « La colonie interne du Norrland suédois : modèle d’une périphérie extractive », L’espace politique, n° 2, 2007, p. 83-92

Mörner, Magnus, « The colonization of Norrland by settlers during the nineteenth century in a broader perspective », Scandinavian Journal of History, vol. 7, n° 1-4, 1982, p. 315-337

Roberts, Peder, « The promise of Kiruna’s iron ore in the Swedish imagination, c. 1901-1915 », Journal of Northern studies, vol. 13, n° 1, 2019, p. 35-60

Sörlin, Sverker, Framtidslandet: Debatten om Norrland och naturresurserna under det industriella genombrottet, Carlssons, Stockholm, 1988, 503 p.

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