Le mot « compagnonnage » remplace au xixe siècle le terme « devoir » qui prévalait jusqu’alors pour désigner les sociétés compagnonniques, apparues au Moyen Âge sur les chantiers des cathédrales. Le compagnonnage est à la fois un lieu de formation professionnelle, une société initiatique, un réseau de solidarité et d’assistance mutuelle. Souvent assimilé au « Tour de France » que doivent réaliser les compagnons, il n’est pourtant ni une spécificité française, ni une institution immuable.
Des mouvements pluriels à l’échelle de l’Europe
Si certains observateurs estiment à plus de 200 000 le nombre d’ouvriers membres des devoirs dans les années 1820 en France, l’implantation n’est pas homogène. Les lieux d’industrialisation rapide fondée sur des manufactures réunissant de gros effectifs d’ouvriers se prêtent peu au compagnonnage, tandis que l’institution fait preuve d’une vitalité particulière pour les charpentiers, couvreurs, tailleurs de pierre, maçons, métiers encore très présents aujourd’hui parmi les Compagnons du Tour de France. Destiné uniquement à des hommes, le compagnonnage renvoie à des règlements fondés sur l’honneur et la solidarité, ainsi qu’à des valeurs et des pratiques, des codes vestimentaires, des rites de passage.
Des équivalents existent hors de France, mais la désignation de « compagnons » ne suffit pas à caractériser l’existence du compagnonnage. Il s’agit souvent plutôt d’ententes professionnelles ou de sociétés de secours mutuels, corporations, groupements associatifs ou syndicaux où l’on règle l’apprentissage, fixe les salaires et les termes du contrat de travail. À la différence du compagnonnage, ces groupements n’incluent pas nécessairement les rites et la mobilité qualifiante.
Au xixe siècle en Europe, plusieurs groupements s’apparentent au compagnonnage. Le compagnonnage belge, interdit sous l’occupation française, devient en 1842 une société de secours mutuels, avant d’adopter une forme syndicale en intégrant peu à peu le Parti ouvrier belge. Les compagnons allemands, membres des Gesellenverbande, sont des artisans qui ont décidé de prendre la route pour se former en itinérance, en Europe voire au-delà. Leurs coutumes sont distinctes des rites français, tout comme celles des compagnons suisses. Ceux-ci se construisent une identité sociale et nationale spécifique au sein de la société du Grütli, fondée en 1838, avec une dimension politique plus affirmée. Dans le cas autrichien, les Vazierende Gesellen (compagnons itinérants) relèvent de formes traditionnelles de migration artisanale qui perdurent entre les deux guerres mondiales. Le compagnonnage n’a jamais constitué un mouvement unifié pour toute l’Europe. Son histoire est faite d’unions et de scissions successives, de fêtes et de rixes compagnonniques.
En revanche, se dessine une approche commune du travail : le métier manuel est vu comme une source d’accomplissement. Sa maîtrise permet de devenir un « homme complet » parce qu’elle exige autant d’intelligence que d’habileté. C’est l’esprit de métier et non le sentiment d’appartenir à une même classe qui fonde les liens compagnonniques – un marqueur qui différencie donc le compagnonnage du syndicalisme.
Circulations transnationales des savoir-faire
Le but initial n’est pas de former une élite d’artisans très qualifiés, proches du statut d’artistes, comme on tend à se le représenter aujourd’hui : il a plutôt correspondu à un mode artisanal de construction des connaissances – même si une plus grande formalisation des savoirs en a atténué puis menacé la pertinence. Le « Tour » de France, par exemple, assure une large transmission des techniques et des savoir-faire, perpétue d’une génération à l’autre des gestes, des procédés. C’est un circuit imposé de villes, où l’apprenti compagnon séjourne selon les métiers de six mois à un an, travaillant le jour en entreprise, se perfectionnant le soir par des cours et des travaux en atelier. Dans de nombreux métiers, avant l’essor de l’enseignement technique et professionnel, la seule école d’apprentissage est l’atelier du maître. À une époque où la circulation des informations et des savoirs était lente, le compagnonnage fait évoluer les métiers au niveau local : de retour au pays, le compagnon y diffuse les techniques apprises au loin. Il joue donc un rôle fondamental pour la reproduction des techniques dans les « arts mécaniques » de la pierre, du bois et du fer.
Une fois le voyage achevé, les compagnons maîtrisent leur métier. Le chef-d’œuvre, qui désigne l’achèvement de la formation du compagnon par la réalisation, dans sa spécialité, d’un produit satisfaisant aux exigences du métier, témoigne d’un haut degré de maîtrise, évalué par l’assemblée des compagnons. Plutôt qu’une réalisation exceptionnelle, c’est surtout une pièce que le compagnon réalise pour être « reçu » et donc pour obtenir le titre de compagnon, ou une pièce de dextérité, qui ne fait pas pour autant de tous les compagnons des ouvriers complets capables de façonner un objet d’un bout à l’autre.
Des reconfigurations entre traditions et adaptation
L’histoire du compagnonnage oppose souvent apogée et déclin. En France, l’apogée se situerait dans la première moitié du xixe siècle, alors qu’il était condamné à la clandestinité sous l’Ancien Régime faute de pouvoir être contrôlé par les autorités. S’en suivrait un déclin rapide malgré les tentatives pour faire l’unité compagnonnique avec une réforme en 1874 et la création de la Société de tous les devoirs, appelée plus tard Union compagnonnique, et, en 1883, la fondation de l’Union des travailleurs du tour de France. L’essor de la production en grande série, de l’utilisation de la machine et du travail en usine fragilise le compagnonnage. Par réaction à l’industrialisation, la figure du compagnon évolue vers une idéologie romantique et passéiste de l’artisanat. Celle d’Agricol Perdiguier, compagnon menuisier qui plaide pour améliorer et unifier le fonctionnement des sociétés compagnonniques, et qui devient député en 1848, domine le siècle sans être parfaitement représentative. Ses célèbres Mémoires d’un compagnon donnent à voir le parcours et la vie d’un apprenti dans la France des années 1820.
La place de l’institution dans la société est tour à tour reconnue puis menacée. En Allemagne, les compagnons sont persécutés par le régime nazi pour leurs liens avec le mouvement ouvrier, tandis que l’idéologie du régime de Vichy se prête à la rédaction de la Charte du compagnonnage (1941) et à la création d’une fédération de tous les groupements sous le nom d’Association ouvrière des compagnons du tour de France. Ils sont interdits en RDA.
Une esquisse d’européanisation s’observe avec un rassemblement à Luxembourg en 1952, suivi en 1968 de la création d’une Confédération des compagnonnages européens à Paris. Elle rassemble des sociétés allemande, belge, française ou encore danoise. Différents chantiers entendent favoriser la rencontre des jeunes itinérants et le partage des traditions et techniques de métiers, sans nier la spécificité nationale : le compagnonnage français est inscrit au patrimoine culturel immatériel de l’humanité en 2010, sous le titre « Le compagnonnage, réseau de transmission des savoirs et des identités par le métier ». Souvent présenté comme la victime de l’industrialisation, le compagnonnage épouse les transformations de la formation au travail et se trouve assimilé à l’artisanat. Sous la forme de nos jours de centres de formation d’apprentis, les références aux traditions alimentent toujours une forte identité.