Berceau du processus d’industrialisation qui se généralise au xixe siècle, le cadre européen semble le plus pertinent pour penser l’« invention des syndicalismes ». Alors que les espaces syndicaux ont été classiquement pensés dans des cadres nationaux, érigeant ainsi trois modèles présentés comme concurrents – l’unionisme anglais, le syndicalisme allemand et le syndicalisme « latin » –, saisir les circulations de pratiques, de travailleurs syndiqués et d’imaginaires d’action professionnels à travers ces espaces fait apparaître un cadre européen voire mondial dès les années 1890.
La structuration d’un « espace syndical européen »
À l’exception du Royaume-Uni où émergent de premiers embryons d’organisation syndicale à la fin du xviiie siècle, d’abord interdits puis légalisés en 1824, le syndicalisme européen ne se structure que dans la seconde moitié du xixe siècle. Schématiquement, le Royaume-Uni offre le modèle syndical du trade-unionism, dans lequel l’organisation professionnelle préexiste à la structuration partisane et même l’impulse : en 1868, est ainsi créé le TUC (Trade Union Congress) qui se tourne progressivement vers l’action politique en donnant naissance en 1906 au Labour Party. L’Allemagne offre l’autre modèle de syndicalisme de masse. Différentes structures s’organisent à partir de 1848 et se réunissent en 1891 dans une Commission générale (Generalkommission der Gewerkschaften Deutschlands) présidée par Carl Legien, tenant d’une orientation réformiste et rejetant la grève générale comme une chimère. Les structures syndicales allemandes sont étroitement liées au SPD, la social-démocratie formant une sorte de « contre-société » où associations ouvrières, coopératives, syndicats et partis sont intégrés et étroitement liés.
C’est sur la question du rapport entre syndicats et partis que se jouent les différences de structures et d’organisation. Un syndicalisme majoritaire lié au parti socialiste se retrouve aussi en Belgique et dans une moindre mesure en Espagne et en Italie à la fin du xixe siècle.
La France fait figure d’exception, avec la prééminence d’un syndicalisme révolutionnaire qui prône l’action directe, la grève générale et l’autonomie par rapport aux partis politique, consacrée dans la célèbre charte d’Amiens de 1906 adoptée par la Confédération générale du travail (CGT), principale organisation syndicale née de la réunion des bourses du travail en 1895.
Cette schématisation en « modèles » nationaux ne doit cependant pas masquer les singularités locales ou la prééminence de logiques professionnelles transnationales dans certains secteurs, comme chez les mineurs qui créent l’une des plus anciennes fédérations internationales en 1890. Les modèles d’organisation circulent : le syndicalisme français d’action directe inspire certains travailleurs allemands, italiens et espagnols, même si ce modèle révolutionnaire y reste minoritaire. L’industrialisation qui engendre une nouvelle étape dans la mondialisation de l’économie et l’ouverture des économies nationales va de pair avec les circulations de travailleurs et, avec eux, d’idées syndicales. On pense ici au parcours international du syndicaliste britannique Tom Mann (1856-1941), qui séjourne en Australie, en Nouvelle-Zélande, aux États-Unis avant de revenir au Royaume-Uni, ou aux écrits de l’Italien Angiolo Cabrini, fondateur en 1891 d’une des premières bourses du travail italienne, inspirés de ses voyages en Allemagne, Angleterre, Hollande et Suède au tournant des xixe et xxe siècles.
Ce « moment internationaliste » mis en avant par l’historienne Anne Rasmussen pour les organisations scientifiques touche aussi le mouvement syndical européen qui constitue le Secrétariat syndical international (SSI) en 1901. Celui-ci pousse à l’unification des organisations syndicales à l’échelle internationale. Même si sa portée est limitée – comme l’illustre brutalement la défaite de l’internationalisme ouvrier en 1914 –, il contribue à la création d’un « espace syndical européen », mis au jour par l’historien Fabrizio Loreto et entraîne la constitution de réseaux d’expertise et un effort d’unification statistique, comme l’a montré l’historien Nicolas Delalande.
Par ailleurs, même si l’idée de la grève générale n’est pas acceptée par toutes les organisations nationales, la grève comme instrument de lutte professionnelle est unanimement partagée, si bien que l’historienne Michelle Perrot parle de « communauté gréviste » qui se serait constituée en Europe dans les années 1890 et Eric Hobsbawm d’une « communauté imaginée ouvrière » autour de symboles comme le 1er Mai, importé au même moment des États-Unis dans l’ancien monde.
Des Internationales syndicales en concurrence après-guerre…
Le regain internationaliste ouvert par la révolution bolchévique de 1917 et le retour à la paix en Europe font renaître des structures syndicales internationales et des solidarités évanouies dans les tranchées, d’autant que les effectifs syndicaux reprennent de la vigueur dans l’immédiat après-guerre. Pourtant, l’espace syndical européen subit les divisions qui touchent aussi le socialisme international confronté à la révolution russe. En 1919, se reconstitue sur les bases du SSI, la Fédération syndicale internationale qui réunit 20 millions de travailleurs autour d’une orientation réformiste. L’Internationale d’Amsterdam devient alors l’interlocuteur privilégié de l’Organisation internationale du travail, créée en 1919 pour construire la paix fondée sur la « justice sociale ». L’espace syndical européen est cependant marqué par l’apparition de l’Internationale syndicale rouge (ISR ou Profintern). Si son centre de gravité se trouve à Moscou, elle réussit à susciter l’intérêt des travailleurs occidentaux, causant la division syndicale dans certains pays, à l’instar de la scission en France en 1921 entre CGT et CGT Unitaire (CGTU), qui perdure jusqu’en 1937. L’anarchosyndicalisme se rassemble également au sein d’une nouvelle Association internationale des travailleurs basée à Berlin à partir de 1922, tandis que la Confédération internationale des travailleurs chrétiens est créée en 1920.
… mais des solidarités syndicales qui persistent durant l’entre-deux-guerres
Cette division syndicale entraîne des formes de concurrences idéologiques, sans pour autant bouleverser fondamentalement les structures et orientations nationales héritées de la fin du xixe siècle. Les solidarités découlant de cette période sont cependant mises à l’épreuve par la crise économique des années 1930 qui s’accompagne de regains nationalistes – y compris dans les structures syndicales – mais aussi de formes de répression dans le contexte d’émergence d’États autoritaires en Allemagne, en Italie et en Espagne. Pourtant la conscience internationale se révèle très forte durant la guerre d’Espagne. L’expérience internationaliste, entamée avant 1914, a certes été enfouie durant la Grande Guerre, mais n’a pas pour autant disparu. Comme le souligne Nicolas Delalande, « Avec la guerre d’Espagne, il est clair que les solidarités ouvrières internationales ne sont plus cantonnées à l’usine et aux grandes revendications économiques. Elles sont au cœur des conflits armés, où se déroule la grande confrontation entre démocraties, fascismes et communisme. » L’entre-deux-guerres constitue ainsi un paradoxal moment internationaliste durant lequel les solidarités ouvrières s’ouvrent sur le monde. La construction européenne après 1945 redonnera une importance stratégique au cadre européen, avec la création en 1973 de la Confédération européenne des syndicats.