Vers une Europe sociale ? Les conventions sociales internationales au xixe siècle

Dans la seconde moitié du xixe siècle, l’Europe industrialisée voit la signature de conventions dont l’objet est de protéger les travailleurs à l’échelle internationale. Faut-il y voir les prémices d’une Europe sociale ? Alors qu’ils sont généralement présentés sous cet angle, ces textes témoignent plutôt d’une tentative de protection et d’affirmation du Vieux Continent dans un processus de mondialisation qui remet en question son influence au profit de territoires extra-européens en plein essor.

Couverture de la publication du compte-rendu de la Conférence internationale de Berlin, 19-29 mars 1890. Cette conférence a été marquée par la volonté des dirigeants allemands d’élaborer avec les autres puissances européennes un cadre social international, reposant sur des conventions internationales. La délégation française s’est opposée à ce projet.
Couverture de la publication du compte-rendu de la Conférence internationale de Berlin, 19-29 mars 1890. Cette conférence a été marquée par la volonté des dirigeants allemands d’élaborer avec les autres puissances européennes un cadre social international, reposant sur des conventions internationales. La délégation française s’est opposée à ce projet. Source : gallica.bnf
Sommaire

Depuis 1848, des mouvements ouvriers de plus en plus violents réclamant entre autres une hausse des salaires et une limitation du temps de travail , mettent régulièrement en danger la stabilité politique des États industrialisés d’Europe. La « Grande dépression » des années 1873-1896 aggrave la situation, témoignant par ailleurs de la nouvelle concurrence agricole et industrielle des États-Unis qui s’affirment comme première puissance économique mondiale. Dans ces conditions, répondre aux revendications ouvrières en Europe paraît à la fois urgent et délicat, car une hausse des salaires ou une réduction du temps de travail peut se répercuter sur les prix et favoriser la concurrence. Pour désarmer les mouvements révolutionnaires et lutter contre le dumping social, de nombreux spécialistes des questions économiques et sociales, mais aussi des hommes politiques européens, défendent la nécessité d’élaborer et de diffuser à l’échelle de l’Europe et du monde un ensemble de conventions sociales internationales, inspirées d’expériences nationales.

La convention internationale, outil de régulation dans tous les domaines

Le concert européen, mis en place au début du xixe siècle pour maintenir un équilibre politique et militaire, offre dans les décennies suivantes un cadre propice à la signature de conventions internationales multilatérales dans divers domaines comme la poste, la télégraphie ou encore la propriété industrielle. Ces textes doivent généralement être formellement ratifiés par les États après leur signature pour entrer en vigueur. Les déclarations et règles énoncées sont la plupart du temps non-contraignantes. L’application des normes et des principes du texte est en effet laissée à la discrétion de chaque État. Cette faiblesse est aussi une force car elle peut dissiper les inquiétudes.

L’idée d’utiliser cet instrument juridique, étendu aux États du monde entier, dans le domaine social anime nombre d’experts et de responsables politiques de l’époque. Parmi ces derniers, le Français Léon Bourgeois s’engage depuis les années 1870 en faveur d’une intervention des États pour garantir un ensemble de droits sociaux à tous, et à toutes les échelles. Plusieurs fois ministres, il reçoit en 1920 le prix Nobel de la paix et préside la première réunion du Conseil de la Société des Nations. La générosité et l’universalisme de l’engagement ne sauraient toutefois masquer le fait que les Européens trouvent dans les conventions sociales internationales une issue à un dilemme, celui de protéger les travailleurs sans leur faire perdre leur emploi et diminuer les profits. Face au risque de baisse de compétitivité par rapport à la concurrence, notamment américaine, l’adoption la plus large possible des règlements internationaux devient un objectif européen partagé. 

Convaincre les puissances européennes

Nombre de responsables politiques et économiques redoutent les effets négatifs d’une régulation internationale portant sur le travail. C’est pourquoi les offices de travail qui se mettent en place dans les administrations en France ou au Royaume Uni à la fin du siècle ont pour objet de conduire des travaux, de centraliser et de diffuser les données liées aux questions sociales pour répondre scientifiquement à ces craintes. Ils sont appuyés dans leur entreprise par des associations internationales qui font la promotion d’une réglementation sociale internationale. La plus importante est l’Association internationale pour la protection légale des travailleurs (AIPLT). Elle est fondée en 1900, sous l’impulsion du gouvernement français et de l’expert Arthur Fontaine, proche du socialiste réformiste Alexandre Millerand, alors député et ministre du Commerce (entre 1899 et 1904) et de l’office français du travail.

La France joue ainsi un rôle moteur, ce qui contraste fortement avec ses réserves initiales. Soucieux de son appareil de production et de sa souveraineté nationale, le gouvernement français avait en effet d’abord fait échouer la première conférence internationale sociale tenue à Berlin en 1890, en s’ingéniant à limiter la rencontre à un simple échange de vues. Toutefois, au-delà de l’influence de Millerand, la montée des violences et des mouvements révolutionnaires conduit les républicains radicaux au pouvoir à changer la position du pays. Pour le gouvernement français surtout, le ralliement des puissances européennes à l’instauration de conventions sociales internationales est devenu impératif. Selon les partisans de ce projet comme Alexandre Millerand, ces puissances exercent une influence telle que les autres parties du monde devraient s’aligner sur le cadre social proposé : des conditions de concurrence loyale seraient ainsi garanties à tous. La France partage donc la position défendue à la fin du xixe siècle par le Baron allemand Hans Hermann von Berlepsch – président de la Rhénanie en 1889, membre de la délégation allemande lors de conférence de Berlin, et ministre du Commerce et de l’Industrie sous Léo von Capri – qui privilégie la négociation avec les ouvriers.

Le gouvernement français prépare avec l’Allemagne et l’AIPLT deux conventions internationales – les premières du genre–, qui sont adoptées à la suite des conférences tenues à Berne en 1905 et 1906. L’une interdit le travail des femmes la nuit dans l’industrie, l’autre prohibe l’usage du phosphore blanc dans les fabriques d’allumettes. Les rencontres de Berne entérinent donc une méthode de travail consistant dans un premier temps à tester des conventions sociales internationales, en adoptant des textes qui ne touchent qu’à des sujets très précis, ou à des questions dont le règlement suscite la quasi-unanimité des États industrialisés d’Europe. Le champ d’application du texte est ensuite élargi à l’ensemble du monde lors de conférences sociales internationales préparées par l’AIPLT. S’y retrouvent des dirigeants et des experts, afin d’y discuter et d’adopter, le cas échéant, des projets de conventions rédigées par l’association inspirées des expériences sociales européennes. 

Les limites du dispositif

Toutefois, la peur de perdre sa souveraineté nationale demeure forte au sein du Vieux Continent. Pouvoir contrôler les conditions de la production industrielle pour mobiliser rapidement son économie, en cas de guerre notamment, ou pour faire face au dumping social, reste une priorité pour chaque État. Pour ces raisons, seuls sept États signent le texte interdisant l’usage du phosphore blanc dans les fabriques. La convention interdisant le travail des femmes est, quant à elle, vidée de son sens, sans véritable portée concrète, du fait de l’inclusion de très nombreuses exceptions. Les tentatives ultérieures n’eurent guère davantage d’impact.

La convention sociale internationale est donc un dispositif imparfait aux effets limités. Portées par des acteurs dont l’objectif est d’affirmer et de diffuser à l’échelle du monde des principes et dispositions économiques et sociales issus du libéralisme économique et de préoccupations morales liées aux revendications ouvrières, elles ont néanmoins préparé la mise en place de l’Organisation internationale du travail. Héritière directe de ces expériences et de cette volonté européenne de créer un monde régi par des règles de concurrence loyale, cette organisation internationale voit le jour au lendemain de la Première Guerre mondiale en 1919.

Citer cet article

Nadjib Souamaa , « Vers une Europe sociale ? Les conventions sociales internationales au xixe siècle », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 07/06/23 , consulté le 08/02/2025. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/22115

Bibliographie

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Lespinet-Moret Isabelle, Viet Vincent (dir.), L’Organisation internationale du Travail, Origine, Développement et Avenir, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011.

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Topalov Christian (dir.), Laboratoire du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France 1880-1914, Paris, édition de l’EHESS, 1999.

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