Les fonds marins inconnus : de la navigation dans l’antiquité aux câbles télégraphiques sous-marins
Les civilisations antiques de la Méditerranée tirent leur connaissance des fonds marins de la faune capturée dans leurs filets et de leurs techniques de navigation. Depuis l’époque romaine, on mesure la profondeur de l’eau dans les zones côtières à l’aide de sondes, c’est-à-dire de longues cordes dont l’extrémité est lestée d’un poids. En enduisant ce poids de suif, les marins peuvent récupérer des sédiments dans les zones sondées afin d’identifier les régions poissonneuses et celles où ils pourront jeter l’ancre. Comme la traversée de la Méditerranée nécessite de bonnes connaissances des vents de surface et des reliefs côtiers, des cartes marines et côtières sont élaborées dès le 1er siècle avant Jésus-Christ par des experts grecs comme Marinus de Tyr.
C’est à la fin du xviie siècle que la faune marine commence à susciter l’intérêt des scientifiques, quand le comte italien Luigi Ferdinando Marsigli adapte une drague à huîtres pour collecter des mollusques dans les sédiments de la Côte adriatique. Toutefois, les fonds marins, que l’on imagine alors sans relief et dépourvus de toute forme de vie, restent inaccessibles et inexplorés jusqu’ au milieu du xixe siècle.
Ces idées reçues sont remises en cause par le développement des câbles télégraphiques sous-marins. En 1860, après la rupture d’un câble posé à 1700 mètres de profondeur entre la Sicile et l’Algérie, les techniciens chargés de récupérer la partie sectionnée constatent qu’elle est incrustée d’organismes vivants. C’est la preuve irréfutable que la vie peut se développer en eau profonde. La pose de câbles permet en outre l’essor de la topographie sous-marine. Ainsi, le Service hydrographique de la marine française organise des expéditions qui sondent les fonds marins pour faciliter la pose de son réseau de câbles. Les premières cartes topographiques démontrent que les fonds marins, loin d’être une vaste plaine, présentent une diversité aussi vallonnée et montagneuse que les terres émergées.
Après l’ouverture du canal de Suez en 1869, les nations européennes encouragent l’étude des courants marins afin de trouver les meilleures routes commerciales en Méditerranée. Avec le soutien du gouvernement britannique, l’océanographe William Carpenter parvient à démontrer l’existence de courants sous-marins, indétectables en surface, grâce auxquels des masses d’eau sont transférées de la Méditerranée vers l’Atlantique.
A partir des années 1870, plusieurs pays décident de créer des stations marines autour de la Méditerranée pour développer la pêche côtière. Grâce à des récits captivants comme Vingt mille lieues sous les mers, de Jules Verne (1870), le grand public en vient à se passionner pour l’étude de la faune marine tout autant que les biologistes, les physiologistes et les naturalistes. A Naples, la station de biologie marine Anton Dohm est construite en 1872. Elle doit fournir des spécimens à l’aquarium de la ville, cette nouvelle structure conçue pour familiariser le public avec les fonds marins.
Le temps des sous-marins : vers une nouvelle perception des fonds marins
Il existe des prototypes de sous-marins depuis des siècles, mais ce n’est qu’à la fin du xixe siècle qu’ils dépassent le stade expérimental. En 1897, l’Irlandais John Philip Holland invente le premier sous-marin capable de se déplacer de matière autonome grâce à une innovation qui combine deux moteurs : un moteur électrique pour la navigation sous-marine et un autre à combustion pour la navigation en surface. L’US Navy passe commande de ce prototype tandis que les Britanniques en adaptent les spécificités techniques à leur propre flotte. Plusieurs pays intègrent des sous-marins à leur flotte dès le début du xxe siècle. Au déclenchement de la Première Guerre mondiale, c’est le Royaume-Uni qui en possède le plus grand nombre ; viennent ensuite la France, la Russie, les Etats-Unis et l’Allemagne.
Jusqu’au développement des systèmes de SONAR, les sous-marins en immersion sont aveugles. Conçu en premier lieu pour détecter la présence d’icebergs à la suite du naufrage du Titanic en 1912, le Sonar (Sound Navigation And Ranging) utilise les ondes sonores et l’écho acoustique pour détecter tout ce qui est présent sous l’eau. Cela inclut non seulement les sous-marins, les mines et les torpilles, mais également la faune sous-marine, le relief du plancher océanique et les caractéristiques hydrographiques. Pour ce qui est de l’hydrographie, la découverte de la thermocline par des océanographes américains en 1930 est d’une importance capitale sur les plans scientifique et stratégique. Il s’agit d’une zone de transition thermique entre les eaux superficielles et les eaux profondes, qui sont plus froides. Comme la thermocline réfléchit les signaux sonar, les sous-marins qui se réfugient en dessous échappent à la détection jusqu’à ce que le phénomène soit identifié.
Les sous-marins transforment les profondeurs de l’océan en théâtre d’opérations militaires, mais ils permettent aussi de faire d’immenses avancées scientifiques dans la connaissance d’espaces enfin rendus accessibles à la perception humaine. On découvre alors un univers vivant, empli de sons et de mouvements.
Explorer, exploiter et préserver : la redéfinition de notre rapport à la mer
A partir de 1945, la prospection des ressources marines s’intensifie. Depuis les années 1930, on a pris conscience de l’intérêt des échosondeurs dans le domaine halieutique, quand les spécialistes de biologie marine ont compris qu’ils pouvaient servir à la détection des bancs de poisson ainsi qu’à en évaluer la taille et le nombre. Mais si ces nouvelles technologies permettent d’améliorer la connaissance du milieu marin, leur utilisation abusive, conjuguée à une course au gigantisme pour le tonnage des bateaux comme pour les filets, donne lieu à une surpêche sans précédent.
De nouvelles techniques géophysiques rendent possible l’étude approfondie de la structure géologique du plancher océanique, de sa morphologie et de sa composition. La géologie y trouvera un nouveau paradigme, celui de la dérive des continents. Cela permettra le développement de la prospection pétrolière offshore, qui bénéficiera aussi de l’invention des navires de forage par des entreprises américaines. Ces navires disposant de systèmes de navigation sophistiqués sont équipés de plateformes flottantes et peuvent effectuer des forages en profondeur sur tous les océans de la planète.
Dans le sillage de la prospection pétrolière, la recherche scientifique explore des eaux de plus en plus profondes. Au cours de l’été 1970, le navire de forage américain Glomar Challenger est le premier à prélever des échantillons de roche jusqu’à une profondeur de 860 mètres sous le plancher de la Méditerranée (équivalent à deux fois et demie la hauteur de la Tour Eiffel). L’analyse de ces échantillons apprend aux géologues que la Méditerranée, séparée de l’Atlantique par l’apparition d’une barrière rocheuse il y a cinq millions d’années, aurait pu alors s’assécher pour devenir une étendue désertique. Toutefois, même si ce type de phénomène s’accompagne souvent de la formation de dômes de sel et de gisements pétroliers, les recherches approfondies menées dans les années 1960 et 1970 montrent que l’Ouest de la Méditerranée est relativement dépourvu de gisements dont l’exploitation serait rentable.
L'essor de l’activité industrielle stimule en retour la volonté de préserver l’environnement marin. Grâce aux films du capitaine Jacques-Yves Cousteau, comme Le Monde du silence (1955), le public découvre des facettes insoupçonnées des espaces sous-marins, la faune bigarrée, les ténèbres des profondeurs et les épaves de navires ; mais il comprend également qu’il est absolument nécessaire de protéger ces espaces. A partir du milieu des années 1970, les gouvernements des pays du bassin méditerranéen adoptent des mesures pour atténuer l’impact de la présence humaine. La Convention pour la protection de la mer Méditerranée contre la pollution (Convention de Barcelone) est signée en 1976. Il s’agit d’un effort concerté des pays riverains pour lutter contre les nuisances causées par le transport aérien et maritime ou les rejets en mer des déchets terrestres.
Si les dernières années ont vu l’adoption d’un nombre croissant de mesures destinées à préserver la Méditerranée de la pollution et de la surexploitation, les images obtenues grâce aux nouvelles technologies (notamment les véhicules télécommandés) montrent que le fond de la Méditerranée se trouve dans un état critique. Ainsi, le détroit de Messine, filmé en 2019 par des scientifiques italiens, est jonché d’une quantité de déchets humains sans précédent par sa densité. Ironie du sort, les technologies qui nous permettent d’exploiter les fonds marins et d’en parfaire notre connaissance sont aussi celles qui nous rappellent l’une des principales leçons de l’Anthropocène : même dans les zones les plus inaccessibles de la planète, l’activité humaine a laissé une empreinte profonde.