Les entreprises informatiques européennes se développent significativement sur leurs marchés nationaux au cours des années 1950. Les clients sont essentiellement des laboratoires de recherche ou de très grandes entreprises. En revanche, à partir des années 1960, la nouvelle logique commerciale fondée sur des machines destinées à un nombre croissant d’entreprises ou d’institutions clientes les confronte à une concurrence américaine plus agressive. Technologiquement, le passage d’ordinateurs dotés de tubes à vide à des ordinateurs « transistorisés » accroît le poids des investissements dans la recherche. Enfin, dans un secteur où les machines sont louées et non pas vendues, la surface financière des fabricants devient un élément crucial pour croître de manière saine sur un marché en plein développement. Économiquement et politiquement, un engagement des États en soutien à un secteur qui apparaît « stratégique » semble incontournable au début des années 1960.
Face à l’industrie américaine, concentration et intervention publique nationales
L’industrie informatique britannique solide dans les années 1950 voit ainsi ses parts de marché chuter continuellement à partir des années 1960. Pour résister, un processus de concentration, destiné à regrouper les forces nationales est alors engagé. ICT en devient le pivot en achetant les divisions informatiques de GEC, EMI et Ferranti. Elle est dans un deuxième temps (1968) à la base de la création de l’International Computers, Ltd (ICL) dont la gamme de produits disparate fait un « champion national » britannique bien fragile. En France, la situation de la Compagnie des machines Bull se dégrade rapidement au tournant de la décennie. En 1962, le niveau de sa dette à long terme, malgré le bon niveau technique de ses machines, décide ses actionnaires à céder aux avances de General Electric qui en prend le contrôle. En juillet 1966, le général De Gaulle décide de lancer le « plan Calcul », élaboré par François-Xavier Ortoli. L’Institut de recherche en informatique et en automatique (IRIA) est créé pour appuyer le développement de la Compagnie internationale pour l'informatique (CII) issue du regroupement des activités de la Compagnie générale d’électricité, de la Compagnie générale de télégraphie sans fil et de Schneider dans ce secteur. Concurrents de longue date, ces associés s’entendent mal. En 1970, avec 27 % des effectifs du secteur, la compagnie française ne s’attribue que 11 % du marché national contre 60 % pour IBM. En Allemagne, l’informatique est portée par les grandes entreprises du secteur électrique et électronique comme Siemens, Telefunken ou Nixdorf. Elles bénéficient d’un discret mais solide soutien de la puissance publique. Leur recul face aux activités d’IBM n’en est pas moins sensible. La dimension nationale s’avère cependant trop limitée face aux États-Unis. Au début des années 1970, il devient évident que seul un projet informatique européen pourrait offrir une chance réelle de succès.
UNIDATA : « Airbus » de l’Informatique
Georges Pompidou, élu président de la République en 1969, conditionne le renouvellement du plan Calcul pour la période 1971-1974, à l’intégration de la CII dans une alliance européenne. Dans le contexte des négociations d’adhésion de la Grande-Bretagne à la Communauté économique européenne, un rapprochement entre ICL et CII est alors envisagé… sans suite. Faute d’« entente cordiale », le « couple franco-allemand » est alors envisagé. Entreprise de taille européenne, solidement soutenue par la puissance publique, Siemens apparaît fiable, et de surcroît disponible depuis la fin des accords techniques qui la liaient à l’américain RCA. Fortement incitées par leur gouvernement respectif, les deux entreprises signent un accord en janvier 1972. Il donne naissance à « UNIDATA ». Nombre d’entreprises européennes craignent alors d’être isolées face à cette alliance. Philips se manifeste alors pour rejoindre la nouvelle entité. Christopher Chattaway, ministre du Développement industriel britannique, propose en mai 1972 une large coopération industrielle européenne incluant ICL, tout en œuvrant discrètement à la construction d’un pôle européen rival qui associerait l’entreprise britannique à Nixdorf et Telefunken. Lorsque Philips l’intègre le 4 juillet 1973, UNIDATA reste « continentale » mais peut prétendre au titre de « premier groupe européen d’informatique ».
Le retour aux logiques nationales et aux alliances transatlantiques
Rapidement pourtant la défiance qui opposait les deux principaux partenaires français au sein de la CII se retrouve entre Français, Allemands et Hollandais au sein d’UNIDATA. Engagée depuis longtemps dans une lutte opiniâtre avec Thomson-CSF et concurrente de Siemens dans les transports, l’énergie et les télécommunications, la CGE mina ainsi le projet de l’intérieur. Les difficultés techniques et commerciales étaient par ailleurs considérables. Sans que l’entreprise n’ait vraiment décollé, le nouveau président de la République, Valery Giscard d’Estaing décide en 1975 de tourner la page. Sans guère de ménagement à l’égard des partenaires allemands, il favorise une solution « américaine » et le rapprochement entre la CII et Honeywell-Bull. En décembre 1975 UNIDATA est officiellement dissoute. Les Allemands s’estimeront trahis.
Autopsie d’un échec
L’échec d’UNIDATA a donné lieu à de nombreux commentaires et tentatives d’explications. L’incompatibilité des gammes d’ordinateurs des trois fondateurs, leurs cultures commerciales et organisationnelles différentes… Ces obstacles auraient pu être surmontés avec un véritable leadership, comme cela fut le cas, malgré des difficultés que l’on oublie souvent, pour Airbus. C’est donc, plus globalement, et cela condamnait l’accord dès sa signature, en raison de visions stratégiques et d’intérêts à court terme des trois partenaires qui ne pouvaient s’accorder que le projet échoua. Les entreprises avaient signé l’accord faute de pouvoir dire non à leur premier client, l’État. Les gouvernements, à l’origine du choix « européen », ne pouvaient cependant pas, comme dans l’aéronautique ou les télécommunications, peser directement sur un marché de plus en plus ouvert et « garantir » à UNIDATA des parts de marché significatives. Un tel système aurait par ailleurs affaibli les entreprises des pays concernés, qui auraient dû utiliser des ordinateurs ne pouvant rivaliser avec les machines IBM.
L’illusion s’imposa ainsi pendant quelques mois. Elle laissera le souvenir d’une opportunité manquée alors qu’UNIDATA ne fut – tout au plus –, qu’une sorte de « malentendu » entre volontarisme politique et pragmatisme industriel.