En peu de temps, à l’été 1909, l’Europe est parcourue d’un frisson aérien qui semble ouvrir à l’homme, pour de bon, des horizons totalement neufs. Les capacités d’envol que les premiers aérostats avaient laissé entrevoir à la fin du xviiie siècle, du temps des premiers ballons, devinrent à cette période une réalité motorisée apparemment maîtrisable à volonté dans tous ses paramètres. Le récit de la semaine au cours de laquelle se déroula le premier meeting aérien en Italie du Nord, à Brescia, que donna à chaud l’écrivain praguois de langue allemande Franz Kafka (1883-1924) s’inscrit dans l’héroïsation de ce moment. Il permet également d’en pointer toutes les ambivalences qui sont celles, éternelles, liées à toutes avancées technologiques et mises en circulation d’innovations rebattant le jeu des mobilités et locomotions humaines.
Alors que, après une intense période de fièvre innovatrice qui avait suscité une immense fascination sur un large public, l’aérostation semblait parvenue à des impasses techniques à la fin du xviiie siècle, l’aviation moderne propulsée par des moteurs fiabilisés ressuscita un enthousiasme disparu. En effet, l’engouement gigantesque pour les envols qui avait saisi les élites européennes au cours de la décennie 1780, un temps épuisé, connut alors un net regain, décuplé par la frénésie des premières expériences d’aviation.
En vacances à Riva, sur le lac de Garde, en compagnie de son ami Max Brod et du frère de celui-ci Otto, Franz Kafka, âgé de 26 ans, assista lors d’une excursion au premier meeting international aérien en Italie. Il saisit alors ce thème comme un motif littéraire à traiter sous la forme d’un reportage. Dans une version abrégée, son texte intitulé « Aéroplanes à Brescia » a été publié à son retour le 19 septembre 1909 dans le n° 269 de Bohemia, deuxième quotidien allemand de Prague.
On peut voir dans son récit une métaphore de son époque, d’abord bouleversée par les effets de la deuxième « Révolution industrielle » et imprégnée ensuite des grandes tensions internationales sous-tendues par la peur intime et l’angoisse existentielle traditionnelle des individus – Angst. Comme pour beaucoup de ses contemporains, il s’agissait de la première fois qu’il assistait à un envol d’avions. Jamais jusqu’aux premiers meetings de la fin du printemps et du début de l’été de la même année, qui s’étaient tenus en France à Juvisy, au sud de Paris, et Bétheny, à côté de Reims, autant d’appareils ne s’étaient élancés à la conquête du ciel. L’écrivain fut totalement séduit devant ce moment authentiquement poétique et sa grande émotion ressort de sa relation de cette « communion collective en temps de paix ».
À Montichiari, à proximité de Brescia, étaient présents les aviateurs vedettes de l’époque, devenus porte-drapeaux de leurs nations respectives, ils avaient pour nom Curtiss (Américain), Anzani, Calderara (Italiens), Rougier, Leblanc, ou encore Blériot (Français). Au sujet de ce dernier, mondialement célèbre depuis son exploit vieux d’à peine quelques semaines, Kafka retranscrit ainsi l’effet de sa prestation : « Voilà Blériot ! »… « Deux yeux ne suffisent plus ». Peu de temps auparavant, effectivement, le 25 juillet 1909, aux commandes d’un appareil similaire de type « Blériot XI », long de 8 mètres, d’un poids de 310 kilogrammes et de 7,20 mètres d’envergure, l’ingénieur centralien Louis Blériot (1872-1936) avait accompli la traversée de la Manche par les airs. En 35 minutes, au prix d’une grande prise de risque stimulée par le concours lancé à l’automne 1908 par le quotidien de grande diffusion le Daily Mail, l’Angleterre avait cessé d’être une île, selon ses propres dires.
Au meeting italien, sa performance était très attendue et, comme celles d’autres, fut jugée parfaite. La magie du spectacle industriel prodigué n’était pas sans rappeler cette impression de naturel unie au sentiment de l’extraordinaire qui était déjà à l’œuvre du temps des premières courses automobiles. Les premières, elles avaient accoutumé les foules à l’exploit motorisé et la porosité de ces deux mondes de haute technologie pour l’époque, automobilisme et aviation, autorise d’ailleurs des rapprochements quant à l’analyse des systèmes et milieux associés.
Au cours des mois qui avaient précédé la réunion de Montichiari, l’histoire des pionniers de l’aviation s’était donc écrite et la chronique des envols réussis s’était considérablement allongée. Clairement, sous les yeux des contemporains, une technologie était en train de franchir un seuil critique, gage d’ouverture vers de nouveaux usages et d’applications inédites.
En France, sur le champ de manœuvres militaires d’Issy-les-Moulineaux, en janvier 1908, Henri Farman – aux commandes de son biplan conçu par les frères Gabriel et Charles Voisin au moteur Antoinette breveté par Levavasseur – avait parcouru en une minute et vingt-huit secondes la distance du kilomètre et remporté ainsi le Grand Prix d’aviation Deutsch-Archdeacon. Deux semaines avant Montichiari, l’élite des aéroplanistes s’était déjà produite du 22 au 29 août lors de la « grande semaine d’aviation de la Champagne ». Ces meetings qui mêlaient ballons, dirigeables et aéroplanes (monoplans ou biplans), étaient des manifestations sportives aux visées tant civiles que militaires. Différents prix, la première coupe Gordon-Bennett d’aviation (qui prenait la suite de la coupe automobile du même nom), la coupe Michelin, étaient à gagner sous la supervision de l’Aéroclub de France. Vitesse, nombre des passagers, tour de piste et altitude étaient des critères. Au sujet de cette dernière, l’Américain Glenn Curtiss, héritier des envols des frères Orville et Wilbur Wright aux États-Unis et en Europe où ils avaient effectué une tournée triomphale en 1906 (notamment à côté du Mans, au camp d’Auvours dans la Sarthe), en détenait alors le record qui fut battu à Brescia par le Français Rougier. À Reims, la visite sur place du ministre français des Travaux publics, suivie de la décision de l’armée de commander des appareils à usage militaire baptisés désormais « avion », ainsi que les 150 000 spectateurs présents le jour des finales, disaient assez les enjeux économiques, géopolitiques et stratégiques majeurs liés à ce secteur en voie d’émergence.
Porté « à la fois par le courage et la peur », Kafka perçut cependant toute l’ambiguïté de la scène aérienne à laquelle il assistait. On peut donc relever, certes, sa grande sensibilité aux « enthousiasmes démocratiques » auxquels lui-même et ses amis assistèrent mais cette atmosphère devint vite inquiétante du fait de la promiscuité de la foule. Un « esprit d’hostilité » ressort de l’ambiance décrite, non dénuée de profondeur politique – la présence relevée du nationaliste décadentiste Gabriele D’Annunzio ajoute une nuance décisive dans le propos de Kafka.
Lu désormais avec les yeux de ceux qui inévitablement connaissent la suite tragique de l’histoire, ce texte nous rappelle combien la Grande Guerre qui fut bien, à certains égards, l’« apocalypse de la modernité » pointée par l’historien Emilio Gentile, surdétermine la lecture des premiers âges héroïques de l’aviation. On peut donc éprouver comme une prophétie kafkaïenne, au moment où l’auteur et ses amis s’éloignaient du meeting, ce commentaire du vol du Français Henri Rougier (cet ancien champion cycliste et automobile atteignit à l’occasion les 190 mètres) qui vient conclure le récit : « La route tourne et Rougier paraît si haut qu’on a l’impression de ne plus pouvoir déterminer sa position que par rapport aux étoiles, lesquelles ne vont pas tarder à se montrer dans le ciel, qui s’assombrit déjà. »