Percer les Alpes constitue dès les années 1850 une obsession voire un fantasme pour nombre d’hommes politiques, d’ingénieurs et de scientifiques, dans les États alpins comme au Royaume-Uni. Au cœur de l’Europe, l’aventure technique qui s’ensuit constitue un puissant moteur d’innovation et d’accélération de la circulation des techniques. Pendant deux décennies, les ingénieurs issus de diverses universités des villes péri-alpines coopèrent et rivalisent afin de trouver la solution capable « d’ouvrir » les Alpes. Les tunnels du Mont-Cenis et du Gothard, plus particulièrement abordés ici, constituent deux des cas les plus emblématiques.
Moderniser le franchissement des Alpes au service de visions politiques
L’Autriche est le premier Etat à engager un chantier de tunnel ferroviaire : le Semmering, long de 1,5 kilomètre, à une altitude de 900 mètres, sur la ligne permettant de relier Vienne à Trieste. Confiée à l’ingénieur Carl Ritter von Ghega, cette ligne est ouverte à la circulation en 1854. Les infrastructures ferroviaires modernisent des axes souvent déjà aménagés de routes de col. Le recours au tunnel n’est d’ailleurs pas systématique : la ligne du Brenner, ouverte en 1867, emprunte le col. Les difficultés techniques de mise en place de ces lignes ne résident pas seulement dans le percement d’un tunnel, mais aussi dans la réalisation des accès valléens. Ces portions posent directement la question de la pente et de l’adhérence.
Au-delà de l’accélération du commerce, l’enchaînement des chantiers alpins est porté par des motivations politiques. La première, illustrée notamment par les exemples autrichiens, est la consolidation d’une continuité territoriale entre des centres politiques et des périphéries toujours plus agitées. L’histoire des traversées alpines se fond ainsi dans celle des relations internationales et des mouvements des nationalités en Europe, comme l’illustre le tunnel du Mont-Cenis dont le percement débute en 1857. Sa genèse est indissociable du projet politique d’unification italienne porté depuis le Piémont par Camille Cavour ; sa mise en exploitation en 1871, après 14 années de travaux, place le tunnel dans un contexte frontalier conflictuel entre la France et l’Italie. Le chantier du Gothard s’inscrit, quant à lui, à la fois dans la recherche du renforcement des nouvelles alliances internationales (Allemagne-Italie) et dans la volonté de modernisation des équipements de liaison interne à la Confédération helvétique. Ce tunnel initié en 1872 et ouvert en 1882, long de 14 km et battant tous les records établis, permet à la Suisse de se repositionner dans les itinéraires transeuropéens en ouvrant une ligne directe entre l’Europe du Nord (spécifiquement la Ruhr en plein développement) et l’Italie.
Le Mont-Cenis et le Gothard, chantiers d’innovation
Les percements successifs bénéficient de la circulation des techniques et des hommes de science en Europe, qu’ils contribuent en retour à intensifier. Celui du tunnel du Mont-Cenis est rendu possible grâce à la force de l’air comprimé dont le chantier a accéléré la maîtrise. Trois ingénieurs sardes formés à l’université de Turin (Germain Sommeiller, Sebastiano Grandis et Severino Grattoni) prolongent ainsi des travaux antérieurs sur la pression et la vapeur pour aboutir à la machine qui reste comme la plus grande invention associée au Mont-Cenis : la perforatrice à air comprimé. Les trois ingénieurs ont eu l’idée d’utiliser un bélier compresseur, fonctionnant grâce aux chutes d’eau, capable d’actionner une perforatrice pouvant tailler des trous de mine dans les galeries. L’emploi de cette technique nouvelle permet un gain d’efficacité dans l’exercice de percement dès sa mise en service en 1861. Le chantier innove aussi dans l’organisation du percement : il est effectué simultanément depuis les deux extrémités, dans une direction rectiligne, une première. Il en va de même pour le recours à la double pente afin de permettre l’écoulement des eaux et éviter toute erreur de calcul. Tout cela fait du percement du Mont-Cenis le chantier ferroviaire le plus impressionnant de l’époque, tant par les techniques employées que par le nombre d’ouvriers mobilisés.
La société « Gotthardbahn » espère profiter des perforatrices du Mont-Cenis en forçant Louis Favre, qui dirige les travaux, à les racheter. Les ingénieurs du Mont-Cenis, comme Enrico Copello, Gustave Seguin et Camille Ferroux, reçoivent une proposition d’embauche, tout comme les ouvriers qui doivent être engagés en priorité en Suisse compte tenu de leur expérience. Mais les conditions de percement sont fort différentes sur le chantier de Goeschenen (entrée nord), ce qui pousse les ingénieurs à adapter les perforatrices. Jean-Daniel Colladon ajoute un procédé pneumatique à la machine mise au point pour le Mont-Cenis. Cependant, ni cette optimisation ni l’usage de la dynamite à la place de la poudre de guerre ne permettent d’honorer le contrat entre le « Gotthardbahn » et l’entreprise du Grand Tunnel du Gothard dirigée par Louis Favre. Le tunnel devait être fini en huit années sous peine d’une amende de 5 000 francs par jour de retard les six premiers mois portée à 10 000 francs au-delà. L’impossibilité de tenir les délais anime de nombreux débats chez les ingénieurs européens par journaux spécialisés interposés, notamment autour des méthodes employées. Alors que les techniques de construction minière font encore référence dans les méthodes de percement des tunnels, ces débats révèlent une volonté de faire de la construction de tunnel une nouvelle discipline scientifique à part entière.
Les tunnels alpins, stimulateurs de curiosité scientifique
Ces tunnels deviennent de véritables symboles du progrès et attirent les regards de l’ensemble du monde scientifique et technique. Dès 1857, les visites de géologues, mécaniciens, médecins se multiplient à Modane et à Bardonnèche. Le chantier du Mont-Cenis intéresse tout particulièrement les géologues en raison des diverses natures de roches extraites à l’occasion du percement. Un musée temporaire de géologie est même installé à Modane en 1860. Les bâtiments des compresseurs d’où sortent de gigantesques tuyaux, la foule humaine travaillant sur le chantier sont autant de curiosités. Une fois les tunnels mis en exploitation, les livres guides touristiques contribuent à leur renommée en proposant des descriptions épiques de leur environnement. Le massif du Gothard y est ainsi décrit comme impressionnant, violent et rude, ce qui valorise d’autant plus l’audace du travail réalisé. Presque tous ces guides présentent une partie spécialement consacrée à l’histoire de ces percements, insistant sur les détails techniques. La fascination est à la hauteur de la nouveauté que constitue la continuité du franchissement quelle que soit la saison, ce qui permet de sécuriser et de stabiliser les services continentaux d’échanges. L’histoire des percements est aussi associée à des drames humains. Les journaux s’emparent tôt de la question ouvrière, mais surtout des figures de Louis Favre et de Germain Sommeiller. Tous deux meurent peu de temps avant l’achèvement de « leurs » chantiers. Ces morts sont présentées comme héroïques.
Si l’histoire de ces premiers tunnels alpins est affaire de complémentarité, elle traduit et nourrit aussi de fortes concurrences. Le service de la Malle des Indes emprunte tour à tour le Mont-Cenis et le Gothard. La compétition entre les tunnels du Mont-Cenis et du Gothard, après avoir été politique, puis technique, devient commerciale.
Cette concurrence ne fait ensuite que se renforcer dans les Alpes avec l’ouverture du tunnel du Simplon en 1906, suivie de celle du Lötschberg en 1913.